Monsieur le Président,
Vous m’avez demandé d’écrire quelques lignes sur notre ami Michel Charasse. Je le fais très volontiers tant j’ai eu plaisir à le rencontrer à maintes reprises et tant il a joué un rôle essentiel pour la bonne marche de certaines de mes activités et publications. Le temps n’est pas encore venu de préparer une contribution sur « Michel Charasse et la Constitution ». Il sera pour cela nécessaire d’ouvrir les fonds d’archives et de joindre les efforts de plusieurs auteurs ou témoins.
C’est grâce à Laurent Fabius, sans doute dans l’hiver 1980-1981, que j’ai entendu parler pour la première fois de Michel Charasse. Le jeune député de Seine-Maritime (un de mes amis depuis notre période Sciences Po et ENA) venait de recevoir à l’Assemblée nationale mes étudiants d’année préparatoire de Sciences Po sur le thème « A quoi sert un député ? » Pour ma part j’avais publié, fin 1978, ma première édition des Textes et documents sur la pratique institutionnelle de la Ve République (La Documentation française) et avait manifesté clairement mon intérêt pour les questions constitutionnelles. Laurent Fabius me dit alors : « Tu devrais faire la connaissance d’un certain Michel Charasse. Il est un des piliers du groupe socialiste1 et a une véritable passion pour la Constitution. Il sait tout. »
Nous nous téléphonons donc, parlons évidemment de nos questions favorites, mais ne parvenons pas à nous voir. Il savait parfaitement que je faisais partie de la mouvance radicalo-giscardienne, mais cela n’a jamais eu la moindre influence sur nos échanges, ni alors, ni plus tard. Ma grande idée de l’époque était de publier « Les travaux préparatoires de la Constitution de 1958 ». Il avait été décidé avec Marceau Long, secrétaire général du Gouvernement, qu’il convenait d’attendre l’échéance de mai 1981 pour savoir à quel Président de la République il conviendrait d’en parler2.
Après l’élection de François Mitterrand, Marceau Long relance le processus prévu et me confie, dans le cadre de La Documentation française, une mission d’exploration sur la faisabilité d’une telle publication. Son correspondant à l’Élysée est Michel Charasse, même si Jean-Claude Colliard, pour des raisons que chacun comprendra, s’intéresse également au projet. Je ne sais plus si, à cette époque, j’ai été rendre visite à Michel Charasse. En tout cas, c’est lui qui, au terme de mon enquête, est destinataire de la synthèse. C’est lui qui, très rapidement, va rédiger à l’intention du Président de la République une note très argumentée et très favorable. C’est sur celle-ci, dans le coin supérieur droit, que l’on trouve, fin juin 1982, de la main du Président la mention, accompagnée de ses initiales, « D’accord sur la préparation et la publication ». Michel Charasse devient donc l’homme de la présidence en charge du projet, avec toujours la présence discrète de Jean-Claude Colliard. Je ne suis pas loin de penser que Michel Charasse était même assez impatient de savoir ce que nous allions, enfin, découvrir sur les intentions réelles des constituants de 1958. Il est clair que les réticences politiques des successeurs du général de Gaulle à l’ouverture des travaux et débats de l’été 1958 n’avaient plus lieu d’être. Michel Charasse était convaincu de l’intérêt historique de cette exploration. Il savait que nul ne pourrait reprocher quoi que ce soit à François Mitterrand au regard d’une supposée méconnaissance de l’orthodoxie gaulliste. Le message au Parlement du 8 juillet 1981 couvrait de son autorité présidentielle toute velléité de reproches à ce titre.
Pour des raisons qui tiennent à mes activités administratives de l’époque la décision présidentielle relative aux « travaux préparatoires de la Constitution » n’est pas immédiatement suivie d’effets. Au printemps 1984 la situation devient plus favorable. Il revient alors à Michel Charasse de réunir dans son bureau le professeur Gérard Conac, qui s’était également intéressé (avec Jean Massot) à un projet identique, et le signataire de ce témoignage pour engager la phase active de l’affaire. C’est avec le concours de Jacques Fournier, secrétaire général du Gouvernement, et de Michèle Puybasset, la directrice du SGG, que la création, par un décret du 8 juin 1984, du Comité national chargé de la publication des travaux préparatoires des institutions de la Ve République est actée. Sauf erreur de mémoire de ma part, c’est Michel Charasse qui a fortement contribué à trouver la dénomination du comité. Il lui revient en tout cas d’avoir, avec Gérard Conac et moi-même, fixé la liste des membres du comité, en établissant un savant mélange des incontournables institutionnels ou personnels et de quelques fidèles. En proposant à François Mitterrand la nomination de François Luchaire comme président du comité scientifique, l’organe opérationnels du Comité national, il savait qu’il confiait cette tâche à l’un des rédacteurs de l’été 1958 (collaborateur de Louis Jacquinot), à un professeur de droit constitutionnel reconnu (ancien membre du Conseil constitutionnel) et à un ami politique fidèle du Président3.
Michel Charasse a suivi de loin la « préparation et la publication », pour reprendre les termes de François Mitterrand, des Documents pour servir à l’histoire de l’écriture la Constitution du 4 octobre 19584. Je n’ai pas le souvenir qu’il ait assisté au rendez-vous au cours duquel le comité scientifique a remis l’exemplaire n° 1 au Président de la République. On ne le voit pas sur les photos. Il est, par contre certain, qu’il a parcouru le contenu tant du premier volume que des suivants avec intérêt et même gourmandise. Plusieurs de ses interventions ultérieures en témoignent.
Au fil des années et de ses responsabilités successives, Michel Charasse a gardé un œil bienveillant sur les travaux d’archives constitutionnelles, dénomination adoptée à partir de 2002. Lorsqu’il était ministre du budget, il a facilité la démarche que j’effectuais traditionnellement auprès des dignitaires des assemblées parlementaires pour faire abonder la dotation budgétaire affectée à nos travaux par un prélèvement provenant de la réserve parlementaire. Je me souviens que nous avons échangé publiquement sur ce point lors d’un colloque de finances publiques à Lille, bien avant la disparition de la réserve parlementaire5, mais je ne parviens pas à en retrouver la date.
Au fil de nos rencontres et entretien, quel qu’en soit le lieu, Michel Charasse avait toujours quelques sujets d’actualité à évoquer et, en général, avec des idées très précises. Nul ne sera étonné si je mentionne ses réticences (et je suis en dessous de la vérité) à l’égard de l’activisme judicaire ou du nationalisme corse. Il avait une conception très classique de l’autorité de l’État, du rôle de ceux qui l’incarnent, qu’il s’agisse du Président de la République ou des préfets et de la répartition des rôles entre ceux qui décident, ceux qui contrôlent et ceux qui jugent. Sa compréhension de la séparation des pouvoirs évitait toute confusion ou empiètement des uns sur les autres. Sa perception de l’autonomie des assemblées s’inscrit également dans cette vision. Il faudra, à cet égard, s’intéresser à la manière dont il a exercé la fonction de questeur du Sénat.
Lorsque nous avons siégé ensemble au jury du prix de thèse du Sénat, auquel il était très assidu, il arrivait toujours avec des idées assez précises sur les thèses susceptibles d’être récompensées. Son critère était assez simple : au-delà de ses indispensables qualités académiques, la thèse en question peut-elle être utile pour le travail sénatorial ? Il estimait que le prix de thèse du Sénat est un instrument de la communication sénatoriale et ne doit pas ressembler à un prix purement universitaire.
Bien d’autres aspects de la personnalité de Michel Charasse mériteraient d’être soulignés. Pour moi, il fut un référent passionné et efficace, un interlocuteur passionnant et original et un républicain digne de faire partie de la cohorte des amoureux de la République. En poursuivant des travaux sur ses activités constitutionnelles, il ne s’agira pas uniquement de mieux connaître le maire, le conseiller, le sénateur, le ministre ou le juge constitutionnel, mais encore plus de découvrir la vie publique ou secrète de notre pratique constitutionnelle, donc de notre histoire.
Le 20 juillet 2020
- Secrétaire général adjoint, me semble-t-il.
- Voir mon article « À la recherche des travaux préparatoires de la Constitution de 1958 », Revue française de droit constitutionnel, n° 40, 1999. Le rôle de Michel Charasse y est largement retracé.
- J’ai conservé, par la suite, des relations très étroites et confiantes avec François Luchaire (v. Didier Maus et Jeanette Bougrab, (dir), François Luchaire, un républicain au service de la République, Publications de la Sorbonne, 2005).
- À La Documentation française.]], mais il a fortement encouragé ceux qui étaient à la tâche de la mener à bon port dans des conditions scientifiques incontestables. Lorsque le premier volume est publié en 1987, en pleine période de cohabitation, il reçoit le numéro 17 de l’édition en cuir hors commerce, ce qui dans la liste protocolaire des hommages le place entre Jean-Louis Bianco et Jean-Claude Colliard[[Michel Charasse, en vertu d’une règle de continuité des exemplaires numérotés, a également reçu le n° 17 des volumes II et III. Le volume IV, dont il a également été destinataire, n’a pas été numéroté.
- Cette évocation est l’occasion de contredire ceux qui ont affirmé que les crédits de la réserve parlementaire étaient uniquement consacrés à de « bonnes œuvres locales ». Il est arrivé, plusieurs années de suite, qu’ils servent à une meilleure connaissance de la mémoire archivistique et constitutionnelle de la République.