Michel Charasse était un vieux copain auquel me liait une affection particulière. Il faut dire que nous avons vécu tant de choses ensemble ! Je l’ai connu en 1975 quand le Président de l’Assemblée Nationale, Edgar Faure, a créé le corps des assistants parlementaires et que j’ai été recruté par le Groupe socialiste alors présidé par Gaston Defferre. Michel était le Secrétaire Général adjoint du groupe, mon supérieur hiérarchique en quelque sorte. Déjà, le petit bureau enfumé, le cigare aux lèvres, les bretelles et les petites lunettes cerclées et, dans un coin du bureau, une petite table avec une machine à écrire sur laquelle il passait de longues heures au quotidien, maltraitant la pauvre machine avec ses deux index…
Quand François Mitterrand a été élu Président de la République, il a demandé à Michel de le rejoindre à l’Élysée. Las, celui-ci avait déjà été « préempté » par Gaston Defferre qui lui avait fait promettre de le suivre au Ministère de l’Intérieur pour préparer les grandes lois de décentralisation. Alors, Michel répond tranquillement à François Mitterrand : « Vous seul pouvez me délier de mon engagement à l’égard de Gaston Defferre » …Ce que fit, bien évidemment, le nouveau Président ! Ayant emprunté le même chemin que Michel -quitter Gaston Defferre pour rejoindre François Mitterrand – dès 1979, je me suis retrouvé dans la première équipe de l’Élysée, celle du 22 mai 81 où je l’ai retrouvé. Toujours les bretelles, le gros cigare, les lunettes cerclées et la machine à écrire sur une petite table dans un coin de son bureau. Toujours les deux index frappants frénétiquement…. Pendant tout le premier septennat, nous nous sommes vus quotidiennement, nous parlant sur la ligne intérieure plusieurs fois par jour, déjeunant sur un plateau dans le bureau de l’un ou l’autre, dînant ensemble dans l’appartement de permanence quand on était de garde pour des soirées chaleureuses, passionnées, joyeuses. C’est à cette période que nous avons inventé ensemble les « déjeuners du mercredi » pour quelques membres de l’équipe présidentielle, après le conseil des Ministres, qui sont vite devenus les « déjeuners Charasse », où l’on rigolait beaucoup en commentant l’actualité politique et gouvernementale et où l’on travaillait parfois très sérieusement, moments très chaleureux qui ont duré deux septennats. J’ai quitté l’Élysée en 88 pour vivre d’autres aventures mais j’ai retrouvé Michel en 1992 …au gouvernement ! Quand Pierre Bérégovoy m’a confié la responsabilité de l’enseignement technique alors que Michel était Ministre du Budget j’ai retrouvé ce vieux copain chaleureux.
Bien sûr, il m’est arrivé de m’accrocher avec lui : je me souviens de ce contrôle fiscal qu’il avait diligenté sur moi à mon entrée au gouvernement, ce qui était bien normal puisqu’il le faisait pour tous les nouveaux membres du gouvernement, et dont le résultat avait été limpide mais qui avait pris une tournure très indélicate. Il était comme ça Michel, mais ça n’a pas altéré notre amitié.
Bien sûr, il m’est arrivé d’avoir des désaccords politiques avec lui : je me souviens quand il se répandait en s’insurgeant contre « ces milliards déversés alors vers l’Éducation Nationale comme l’eau arrose le sable du désert ». Il me semble d’ailleurs, rétrospectivement, que le niveau de la feuille de paye des enseignants aujourd’hui a tranché ce débat depuis longtemps. J’ai eu d’autres désaccords politiques avec lui, comme son surprenant ralliement à Nicolas Sarkozy par exemple. Il était comme ça, Michel, mais ça n’a jamais altéré notre amitié.
Puis nous ne nous sommes jamais perdus de vue, déjeunant ou dînant régulièrement pour refaire le monde ou, plutôt, la vie politique française. Je me souviens que lorsque j’ai présidé la commission d’enquête parlementaire sur la Corse, après l’assassinat du Préfet Erignac, ce « corse par sa mère » et connaisseur scrupuleux de l’île, m’appelait régulièrement pour me conseiller et essayer de guider nos investigations. La Corse, une de nos passions communes.
Enfin, je l’ai beaucoup vu tout au long de sa maladie, le visitant souvent à l’hôpital, à Paris ou à Clermont, où sa passion de la chose publique ne l’a jamais quitté. Quand je le voyais et qu’il ne pouvait plus parler, il noircissait des dizaines de feuilles de papier à en-tête du Conseil Constitutionnel, pour alimenter la conversation. J’en ai gardé quelques-uns en précieux souvenir. Et puis, bien sûr, à distance, ces SMS si nombreux, souvent tendres et chaleureux et toujours très branchés sur l’actualité politique. Jusqu’au bout, ou presque. Car c’est parce qu’il ne répondait plus à mes SMS que je me suis inquiété auprès de sa femme Danièle. Trop tard….
Michel était d’une fidélité incroyable. A Gaston Defferre, d’abord, si l’on retient la chronologie. A François Mitterrand surtout « l’homme de sa vie », qu’il a servi avec autant de dévouement que de discrétion jusqu’à sa disparition. Taillable et corvéable à merci ce qui n’était pas une mince affaire pour un travailleur de cette force ! Fidèle et discret comme une tombe : François Mitterrand savait qu’il pouvait tout dire à Michel parce qu’il savait tenir un secret. C’était loin d’être le cas de tous ses collaborateurs ! Mitterrand en jouait d’ailleurs …. Je peux témoigner de l’immense confiance que François Mitterrand portait à Michel. Il connaissait trop ses qualités pour s’arrêter à ses quelques défauts. Un jour que celui-ci avait défrayé la chronique avec une déclaration fracassante dont il avait le secret, c’était à l’été 94 dans les Landes, alors que je faisais remarquer au Président qu’il avait peut-être poussé le bouchon un peu loin, celui-ci me répondit : « Oui et alors, vous voulez changer CHARASSE ? » Ou bien, un peu plus tard devant une nouvelle « bourde » (soyons honnêtes, il était comme ça Michel, il pratiquait les bourdes avec une certaine délectation…) le Président nous avait dit « Il est si sérieux et connaît tellement bien ses dossiers qu’il peut se le permettre ». Cette fidélité à François Mitterrand, Michel l’aura portée jusqu’au bout : quelques semaines avant sa disparition, il avait convié ses amis à l’Élysée où le Président Macron lui remettait la rosette d’Officier de la Légion d’Honneur. Épreuve physique pour lui qui avait fait l’aller-retour dans la journée depuis Puy-Guillaume en ambulance, émouvante pour nous qui avions conscience, pour la plupart d’entre nous en tout cas, que nous le voyions pour la dernière fois. Eh bien le soir tard, de retour chez lui il m’adresse un SMS pour me dire qu’il est rentré éreinté mais heureux : « J’étais content de l’entendre parler comme ça de Mitterrand ! »
Michel était un amoureux de la République, de son histoire, de sa culture, de ses traditions, de ses valeurs. C’était un connaisseur invraisemblable de l’histoire de la République, de ses constitutions, de la jurisprudence du Conseil Constitutionnel ou du Conseil d’État, des règlements de l’Assemblée ou du Sénat. Une érudition apprise sur le tas : inspecteur des impôts de formation, il avait appris tout cela en rédigeant par dizaines des recours au Conseil Constitutionnel pour le compte du groupe socialiste avant 81. Un amoureux des valeurs de la République disais-je : Ah comme la Laïcité perd là un de ses plus grands serviteurs ! C’était une autre de nos passions communes. Sur son lit d’hôpital, il m’encourageait : « tu devrais dire ci tu devrais faire ça ! ». J’obtempérais bien sûr…
Enfin Michel était un homme truculent bourré d’humour. Jusqu’au bout nous avons partagé tant de rigolades à n’en pas compter, à ne pas conter ! Il aimait les bonnes bouffes avec les copains où l’on boit de bons coups et où on rigole comme des fous, flirtant avec les frontières de la paillardise. Rabelaisien le bougre. La tradition amicale et culinaire du Lac Chauvet porte à jamais les traces de cette fidélité conviviale et festive. Je revis toutes ces anecdotes vécues ensemble – jusqu’à assez récemment, après la première partie de sa maladie quand l’on choisissait ensemble les restaurants où l’on pourrait trouver une nourriture adaptée à son état physique – et en souris encore avec tendresse.
On raconte que Michel était un homme des mauvais coups et que, par exemple il aurait diligenté des contrôles fiscaux sur des politiques ou des journalistes qui ne lui auraient pas plu. Cette réputation est née d’une menace- impulsive et maladroite au demeurant, mais il était comme ça Michel…- qu’il avait proférée publiquement à l’égard de deux femmes journalistes qui l’avaient énervé. Je viens d’apprendre 30 ans après que non seulement il n’en avait rien fait mais que dès le lendemain de l’incident il leur avait envoyé des bouquets de fleurs avec un mot d’excuses. Mais sans rien dire à personne quitte à traîner cette réputation usurpée.
Sacré Michel. La République perd un grand serviteur et tu me manques déjà.