Accusé de n’avoir « rien vu venir en Tunisie », le gouvernement français, s’il était sûr de lui, aurait pu se borner à répondre que ni Ben Ali, ni ses opposants, ni les Tunisiens en général, ni les voisins de la Tunisie, ni aucun gouvernement, n’avaient vu venir les événements tunisiens tels qu’ils se sont produits, et que le problème n’est pas là mais plutôt dans : aurions nous pu faire autrement avant ? Et surtout : que pouvons-nous faire d’utile maintenant ?
Au lieu de quoi, le gouvernement nerveux et sur la défensive a cru habile de confirmer qu’il n’avait en effet rien vu venir, mais que François Mitterrand lui non plus n’avait rien vu venir en 1989 face à la réunification allemande. Grossière et inutile manœuvre de passage de mistigri pour réveiller une vieille rengaine qui ne peut impressionner que ceux qui n’ont pas lu les travaux des historiens sérieux français et allemands depuis vingt ans.
C’est une totale contre vérité ! Difficile de tromper plus.
Rappelons les principaux faits.
Dès octobre 1981 François Mitterrand dit à Helmut Schmidt, le chancelier allemand, qu’à son avis d’ici à quinze ans, peut être même dix, l’Union Soviétique se serait tellement affaiblie qu’elle ne serait plus capable de maintenir son contrôle sur l’Europe de l’Est, et que donc la réunification allemande serait possible.
Helmut Schmidt l’espérait mais n’osait pas y croire. Toujours est-il que cette anticipation a dominé toute la politique allemande et européenne de François Mitterrand au cours des années suivantes, même si bien sûr il ne savait pas quand cela se produirait. Je crois que si François Mitterrand a autant poussé les feux européens de 1983 à 1988, c’était pour ne pas rater le rendez-vous de l’unification allemande. Il fallait que celle-ci renforce l’Europe au lieu de l’affaiblir. D’autant que Helmut Kohl lui disait régulièrement « François, il faut que nous allions le plus loin possible ensemble car je suis le dernier chancelier allemand pro-européen ». D’où la grande relance des années quatre-vingt et, déjà, la préparation d’une Union Économique et Monétaire qui restait à confirmer.
L’arrivée au pouvoir de Gorbatchev en 1985, et sa décision de ne jamais recourir à la force pour maintenir les régimes communistes en Europe de l’Est – ce qui les condamnait – annonçait une accélération. Différence majeure avec les régimes arabes autoritaires qui ne sont pas dans le contexte d’une puissance globale. Et cela, François Mitterrand l’avait compris bien avant la « chute » du mur elle-même. Ainsi, immédiatement après sa réélection en mai 1988, il décide de réaliser dans les pays de l’Europe communiste une série de voyages au cours desquels il rencontre non seulement les dirigeants en place, mais aussi les leaders de l’opposition, et les étudiants. Quant à la perspective de l’unification allemande, il précise et rappelle la position de notre pays durant le printemps et l’été 1989 lors de discours que chacun peut relire : l’aspiration des Allemands à la réunification est légitime (il l’a toujours dit) mais il faudra que cela se passe démocratiquement (élections), pacifiquement (frontières, armes ABC), et que cela renforce l’Europe (Union Économique et Monétaire).
Il voulait aussi, dans l’idéal, que cette réunification n’entraîne pas la chute de Gorbatchev.
Un homme d’État, un dirigeant responsable, ne peut pas en effet se limiter bêtement à être « pour » ou « contre » un grand mouvement historique. Il doit se demander ce qu’il peut faire d’utile pour que les événements prévisibles se passent bien. Ce fut la ligne de Mitterrand.
En 1989 il est donc tout à fait prêt. A l’automne, quand l’opposition de l’époque lui reproche d’être trop confiant avec l’Allemagne et de parler trop d’unification – c’est-à-dire le contraire de ce qui lui sera reproché plus tard ! –, il entame face à un Kohl peu populaire et inquiet des élections de mars 1990, mais dont l’instinct politique lui commande de se mettre à la tête du mouvement, les négociations décisives de l’hiver 1989-1990. Tous les objectifs fixés par François Mitterrand, et acceptés sinon voulus par Helmut Kohl, sont atteints : élection en RFA et RDA ; accord de principe à Strasbourg en décembre sur le principe de la monnaie unique – un accord historique – ; confirmation de la frontière Oder-Neisse par la négociation Dumas-Genscher dans le 2+4. Tout est réglé au mieux par le Traité d’unification en 1990.
En 1989-1990, il y a eu de vraies tensions entre Mitterrand (soutenu par Genscher) et Kohl tant sur la frontière germano-polonaise que sur le calendrier conduisant à la monnaie unique. Mais il n’y en eut pas sur le voyage à Berlin-Est, puisque Kohl lui-même parlait encore alors (au début du mois de janvier 90) d’une fusion entre les deux Allemagne qui s’étalerait sur plusieurs années. Il y eut aussi des tensions entre Kohl et Bush (sur l’OTAN). Sans parler de l’obstruction de Margaret Thatcher. Tout cela n’était pas dû à un manque de vision, c’est même le contraire. Il s’agissait bien de se projeter dans le futur et de mettre en œuvre les ajustements nécessaires entre les intérêts légitimes de nos nations. Au total cet immense changement, très périlleux, a été extraordinairement bien géré, collectivement, par Gorbatchev – à qui on ne rend pas assez justice –, Kohl, Mitterrand, et Bush père. Il faut sans cesse rappeler ce qu’était la guerre froide et ce qu’on appelait à l’époque « l’équilibre de la terreur », autant de choses qui paraissent hors de propos aujourd’hui, mais qui à l’époque faisaient craindre à chacun l’escalade vers un conflit nucléaire.
En ce qui concerne la monnaie unique si François Mitterrand a magnifiquement réussi la première phase – créer une zone euro sur notre continent plutôt qu’une zone mark –, et les Allemands la seconde – imposer à cette zone une gestion calquée sur les conceptions allemandes. Mais la troisième phase a fait défaut : nous n’avons pas de coordination des politiques économiques dans la zone euro. Le « gouvernement économique » de l’Europe ne peut pas se limiter à la lutte contre l’inflation. C’est tout l’enjeu des actuelles négociations France-Allemagne sous la pression des marchés financiers, où Mme Merkel voudrait imposer ses solutions aux 16 autres. Bref, beaucoup de choses restent à faire. Mais si l’on s’en tient à la phase des années 80-90, le grand changement a vraiment été bien géré. Je regrette que des minuscules problèmes politiques actuels et une vraie mauvaise foi « punique » empêche certains de reconnaître cette réussite remarquable dont Maastricht fut le fruit.