A priori, François Mitterrand et Margaret Thatcher auraient dû avoir des rapports détestables entre eux. Tout était censé les opposer : l’ultra-libérale dérégulatrice adepte de Hayek et Friedman contre le leader de l’Union de la gauche socialo-communiste ; une volonté glacée de briser le pouvoir des syndicats contre l’humanisme mitterrandien ; le blocage et la prise en otage de l’Europe contre l’espoir de sa relance.
Et pourtant, ils se sont, sinon “bien entendus”, en tout cas respectés et estimés. Comment expliquer ce paradoxe ? Quand François Mitterrand est élu en 1981 contre le souhait des principaux alliés européens et occidentaux de la France, il tient, sans modifier sa ligne, à empêcher la formation d’une sorte de coalition anti-française. Il veut éviter toute mise en quarantaine du nouveau gouvernement. Il rappelle à Helmut Schmidt son appui au rééquilibrage des forces en Europe (ce qu’on a appelé l’affaire des euromissiles). Il a la chance inouïe de pouvoir faire bénéficier les Etats-Unis de Reagan des informations exceptionnelles recueillies par la DST sur l’espionnage soviétique dans le monde.
En ce qui concerne Thatcher, il profite de la satisfaction qu’elle a éprouvée à voir battu Valéry Giscard d’Estaing. En effet, elle considérait que ce dernier la méprisait. Or, François Mitterrand va se comporter très différemment et ceci dès leur première rencontre, en marge du mariage de Prince Charles et de Lady Diana. J’y étais : jeune conseiller diplomatique et preneur de notes. Chacun testa son nouveau partenaire mais ce fut aussi l’occasion d’une opération de séduction mutuelle. Tout le monde connait la formule du président : « les yeux de Caligula, les lèvres de Marylin ».
Il y eu ensuite le “malentendu opportun” des Malouines ou îles Falkland. Le président prit en effet position contre les militaires argentins, au grand dam d’une partie de la gauche restée tiers-mondiste. Le malentendu est que “Maggie” l’interpréta comme un soutien personnel alors que dans l’esprit de François Mitterrand, il s’agissait d’abord d’une position de principe. En effet, il condamnait très fermement toutes les tentatives d’invasion ou de changement de frontière par la force. C’était le cas avant son élection, par exemple lors de l’invasion soviétique de l’Afghanistan. Ce fut le cas à propos des Malouines (1982) lorsqu’il fut Président, et dans d’autres cas : la Libye, le Tchad (1984, 1985) ; l’ingérence de l’Ouganda au Rwanda (1990) ; l’invasion irakienne du Koweït (1990).
François Mitterrand et Margaret Thatcher réagirent tous les deux positivement à l’arrivée au pouvoir de Gorbatchev en 1985. Ils comprirent tout de suite, mieux que G.H. Bush et H. Kohl, que ce leader soviétique allait être très différent.
Ils mèneront ensemble à bien le très ancien projet du Tunnel sous la Manche qui devint réalité grâce à leur ténacité, et qui fut inauguré par le Président et la reine Elizabeth le 6 mai 1994.
Ajoutons un événement moins connu. Lorsque le fils de Margaret Thatcher s’égara au Sahara, le Président mit les moyens de l’armée française à sa disposition pour le retrouver. Elle ne l’oublia pas.
Je crois aussi que le président ne portait pas un jugement très positif sur le bilan et l’état de la Grande-Bretagne à l’issue du gouvernement travailliste de Harold Wilson. On se souvient en effet que ce pays dut faire appel au FMI pour éviter la banqueroute, ce que François Mitterrand voulait à tout pris éviter pour son propre pays.
Ces quelques éléments, toutefois, ne doivent pas masquer l’essentiel. Leurs convictions ne cessèrent de les opposer. En premier, un désaccord radical sur Pinochet, s’agissant de la période antérieure. Ensuite, de 1981 à 1984, François Mitterrand, essayant de relancer la construction européenne qu’elle bloquait, se heurta à son obstination comptable. C’est l’épisode du fameux I want my money back que le Président français contourna lors du Conseil européen de Fontainebleau, en juin 1984. Là, avec l’aide de Kohl, il l’a contrainte à lever son veto et à se contenter, la rage au cœur, d’un rabais qu’elle jugeait absolument insuffisant (mais qui, aujourd’hui, pèse lourd…). Autre désaccord, lors de la réunification allemande. Cet événement l’angoissait véritablement alors que François Mitterrand cherchait avant tout à en contrôler le processus. Elle était très énervée contre Kohl, à mon avis à tort car dans cette affaire tout découlait de la décision de Gorbatchev ! Surtout, elle rejetait la réponse mitterrandienne : un traité international, plus d’Europe, une monnaie unique. N’ayant pas de solution, elle dut se résigner à observer une situation qui lui échappait, se heurtant à des murs sans parvenir à imposer ses vues.
Auparavant, en 1987, elle était partie en croisade contre la réduction des armements nucléaires enclenchée par Reagan. Dans cette affaire, elle se sentit trahie par son ami américain aussi bien que par Gorbatchev. Elle croyait en effet dur comme fer à la désastreuse “riposte graduée” imposée par les Américains à l’Alliance atlantique pour se protéger eux-mêmes, mais qu’ils n’avaient pu imposer qu’après le départ de De Gaulle de l’OTAN. François Mitterrand, lui, n’était pas gêné par ce mouvement de désarmement. Il approuvait le retour à une stratégie de vraie dissuasion et non de bataille. Ils reprirent même ce débat stratégique, huit ans plus tard, à l’automne 1995 quand ils se retrouvèrent à Aspen à l’invitation de G.H. Bush.
Mais une vraie relation personnelle de qualité survécut à tout cela. Le Président rendit toujours hommage à l’énergie, à la combativité de la « Dame de fer ». J’imagine que si François Mitterrand était encore en vie, il aurait sans doute durci son jugement politique sur l’action de celle-ci, au vu des ravages de la dérégulation financière ultralibérale, mais peut-être, bravant avec jubilation une certaine bien-pensance, se serait-il quand même rendu à ses obsèques. Ce n’est là, cependant, qu’une pure spéculation.