Le 8 janvier 1996 disparaissait François Mitterrand, le vendredi 12 janvier, paraissait le numéro 268 de l’hebdomadaire du Parti socialiste Vendredi. A l’unique sommaire de ce numéro de nombreux témoignages en hommage à François Mitterrand, nous vous en proposons ici quelques-uns :
Pierre Mauroy, ancien Premier ministre
Comment réussir à transmettre ce qui ne peut l’être : une émotion à la mesure de l’affection que je lui portais ?
Comment rendre à François Mitterrand l’hommage qu’il mérite? Quels souvenirs évoquer ?
Comme beaucoup de femmes et d’hommes de gauche, je pense d’abord au 10 mai 1981.
Mais, aussitôt, mille autres images se bousculent.
Celle du congrès d’Epinay où, dix ans plus tôt, l’aventure avait commencé : les choix stratégiques arrêtés, le rassemblement engagé, le parti rénové et François Mitterrand Premier secrétaire du Parti socialiste.
Images de cette campagne présidentielle où, pour la première fois, à mots couverts, François Mitterrand me fait part de son souhait de me confier, en cas de victoire, la direction du gouvernement en évoquant un “ticket” que nos institutions ignorent et dont il ne me reparlera qu’à quelques semaines de l’échéance.
Images de cette conversation que nous avons poursuivie sans cesse mais qui, bien évidemment, n’a jamais été aussi nourrie que pendant ces trois années, et de cette méthode de gouvernement si particulière qui nous permettait de décider sans ouvrir de dossiers, de savoir ce que chacun pensait sans le dire explicitement.
Images, encore, de ces Conseils des ministres où, face à lui, je comprenais d’un coup d’oeil, mieux que dans un long discours, le jugement que le président portait sur chacun de ses ministres.
Images, aussi, de mars 1993 où, après les élections municipales, au cours d’une semaine décisive et terrible, le choix de l’Europe et du Marché unique fut confirmé.
Images, enfin, de ces longues minutes que nous avons passées ensemble, sans même pouvoir parler, en juillet 1984, après la démission de mon gouvernement.
Oui, les images aujourd’hui se bousculent et, pour tous ceux dont la vie politique -et même davantage que la vie politique- s’est structurée, depuis presque trente ans, autour de François Mitterrand, l’émotion est immense.
Claude Estier, ancien Président du groupe socialiste au Sénat
Pourquoi ai-je eu le sentiment, lorsqu’il m’avait convié à déjeuner, il y a trois semaines, que je le voyais pour la dernière fois ? Pendant deux heures pourtant nous avons parlé de tout, du passé, de l’avenir, évoqué des souvenirs. Avec humour, il brossait des portraits de tel ou tel. Mais derrière cette agilité intellectuelle intacte, une immense fatigue se ressentait.
François Mitterrand était parfaitement lucide.
“Dans ce combat contre la maladie, me disait-il, on sait quel sera le vainqueur.”
On était à la mi-décembre. Il avait un désir profond : celui de retourner une fois encore en Egypte, ce pays auquel il était si attaché et dont nous parlions souvent. Malgré l’avis négatif de ses médecins, il était donc allé passer les fêtes de Noël à Assouan. Ce fut sans doute l’une de ses dernières satisfactions.
Devenu proche de François Mitterrand au début des années 60, j’ai eu le privilège de l’accompagner dans les moments difficiles comme dans les périodes de joie et d’exaltation. Jamais découragé par l’échec, il ne perdait pas de vue l’objectif qu’il s’était fixé : ramener au pouvoir les forces populaires. De lui, j’ai appris d’abord que l’on ne peut mener efficacement une action politique que si l’on est capable d’inscrire sa stratégie dans la durée. Sa fameuse formule “donner du temps au temps” n’était pas une boutade mais une règle de conduite dont il ne s’est jamais départi.
On retiendra de François Mitterrand qu’il a voulu la solidarité entre les hommes, qu’il a combattu pour le droit et la justice, qu’il a lutté avec ténacité pour construire l’Europe, qu’il a aimé la France dont il connaissait toutes les provinces et jusqu’au moindre village.
Déjà aujourd’hui, ses adversaires de toujours lui rendent hommage et expriment leur respect.
Ses amis ne sont pas près d’oublier tout ce qu’il leur a donné.
Louis Mermaz, ancien ministre, ancien Président de l’Assemblée nationale
Chez François Mitterrand, le trait marquant a été la continuité.
Sa vie s’est déroulée selon une trajectoire. J’en ai été le témoin pendant quarante ans, d’autres pendant plus longtemps encore.
Cela a fondé, au travers des espoirs, des épreuves, des échecs et des succès, mon attachement et mon affection envers lui.
Ma peine est grande aujourd’hui, avec la conscience aiguë du chemin parcouru et le sentiment douloureux de l’œuvre inachevée, comme dans toute entreprise à l’échelle d’un peuple.
François Mitterrand et la fidélité à son engagement.
Je renverrai ceux qui s’interrogent -abandonnons les détracteurs qui n’ont pas désarmé ces derniers jours, au vent purificateur de l ‘histoire- au magnifique livre consacré, il y a quinze ans, par Jean Lacouture à un autre homme du Sud-Ouest, à François Mauriac, dont le parcours a ressemblé à celui de François Mitterrand, une jeunesse chrétienne dans un Sud-Ouest bourgeois, la montée à Paris, la découverte des injustices du monde, l’épreuve terrible de 1940, la Résistance et le combat aux côtés de Mendès France pour la décolonisation.
Le 13 mai 1958 a séparé les deux hommes au moins politiquement. Alors que Mauriac -il le dira lui-même- se laissera entraîner dans le sillage du Général par une sensibilité exacerbée,
François Mitterrand continuera le combat qu’ils ont longtemps poursuivi ensemble pour la démocratie, pour les libertés, mais désormais aussi contre de nouvelles formes de conservatisme.
De ce refus naîtra la Convention des institutions républicaines, le rassemblement des forces de gauche, le congrès d’Epinay et la naissance du nouveau Parti socialiste.
François Mitterrand a cru profondément à la force du mouvement populaire pour faire reculer le capitalisme. Le mot de rupture ne lui a pas fait peur. Les grandes réformes de 1981-1982 dans son esprit devaient préparer les temps futurs, et s’il lui faudra se plier aux contraintes du marché, encensé par certains mais jamais par lui, ce sera par la reconnaissance de faits qui lui semblent alors incontournables, mais sans rien abandonner pour l’avenir.
Et depuis sa retraite, intellectuellement si active malgré la souffrance, je puis attester que plus que jamais il croyait à la nécessité du combat contre l’ordre établi et aux chances de la gauche en France et en Europe.
C’est à cela qu’il faut aujourd’hui nous consacrer dans la fidélité et dans le respect pour sa vie et pour son action.
Jean Glavany, député, ancien chef de cabinet à L’Elysée, ancien ministre
Aujourd’hui, je pleure l’ami, celui dont la vie fut marquée du sceau de la fidélité. Celui qui n’a jamais manqué à ses proches. Celui qui savait toujours par un regard, un geste, un mot, une attention, signifier que l’on comptait.
Celui qui donnait tant parce qu’il aimait. Comme militant, je pleure aussi un chef, celui qui, par deux fois, nous mena à la victoire, ce que personne n’avait jamais fait avant lui. Celui dont nous étions fiers parce qu’il était digne, courageux, tenace. Celui qui nous a entraînés dans cette stratégie de rassemblement des forces populaires si fondamental, si nécessaire aujourd’hui encore.
Comme citoyen, je pleure enfin un homme d ‘Etat, un grand serviteur de la République. Un homme qui avait la passion de la France et des Français, la passion de l’intérêt général, et les a servis dans la dignité. Tant de témoignages venus depuis lundi de tous les horizons politiques, de tous les pays du monde, nous prouvent, s’il était besoin, que nous avions raison d’être fiers d’être à ses côtés.
François Mitterrand me manque déjà.