L’Institut François Mitterrand à choisi de reproduire in-extenso ce témoignage de Uri Savir – Chef de la délégation israélienne lors de la négociation des accords d’Oslo signés le 13 septembre 1993 à Washington – paru dans Le Monde du 14 septembre 2013.
Au début des années 1990, avant le lancement du processus de paix israélo-palestinien de mai 1993, j’étais engagé dans des échanges diplomatiques fréquents avec l’Elysée et le Quai d’Orsay. J’informais mes interlocuteurs de la politique du duo Itzhak Rabin-Shimon Pérès, le premier étant le chef du gouvernement et le second dirigeant le ministère des affaires étrangères. Ils étaient décidés à mener une politique de paix avec les Palestiniens. Les Français, eux, voulaient combler le fossé abyssal qui s’était creusé entre Israël et l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). La politique moyen-orientale de François Mitterrand avait trois composantes. La première, une affinité étonnamment forte du président français avec Israël, patrie du peuple juif de par son ascendance biblique. La deuxième, une tonalité résolument, catégoriquement opposée à la poursuite de l’occupation par Israël des territoires palestiniens conquis durant la guerre de 1967. La troisième, une conviction, venant d’un pays architecte de la Communauté européenne, que la paix supposait aussi un appui au développement économique de la région.En octobre 1992, j’étais membre de la délégation israélienne à des négociations de paix multilatérales qui se tenaient à Paris, dans le cadre du processus de paix lancé par la conférence de Madrid de 1991. Il y avait cette idée que les pays concernés – Israël et ses voisins arabes – devaient, parallèlement à la poursuite de la paix avec les Palestiniens, imaginer un cadre de concertation économique régional. La paix devait produire des dividendes. Je voyais souvent les conseillers économiques de François Mitterrand: Jacques Attali et Anne Lauvergeon. Nous évoquions la création d’une banque régionale du Moyen-Orient. Les Français parlaient avec leur expérience de l’Europe, qui était une façon d’imaginer l’avenir du Moyen-Orient. Mais la région n’était pas prête. Elle était dans l’impasse politique. Prisonnière du conflit.
Peu après cette conférence de Paris, en novembre 1992, le président Mitterrand arrivait en Israël pour une visite d’Etat. On réserva un accueil grandiose à cet ami d’Israël et du peuple juif. Je me souviens d’un repas intime, auquel MM. Rabin et Pérès convièrent leurs hôtes. Je me souviens de Mitterrand se tournant vers les dirigeants israéliens, pour leur adresser un avertissement prémonitoire: « Je suis votre ami et je suis un ami d’Israël, je crois aux sincères intentions de paix du nouveau gouvernement Rabin, et je vais les soutenir. Mais à présent je dois vous dire que vous serez incapables de progresser à moins de vous adresser directement à l’OLP. Ils sont les représentants légitimes du peuple palestinien, et eux seuls peuvent parler au nom de leur peuple. » Mitterrand prouvait son statut d’homme d’Etat et l’intelligence d’une approche pragmatique, non idéologique, de la relation avec l’OLP.
Quelques mois plus tard, j’étais à Oslo pour lancer les premiers pourparlers officiels entre Israël et l’OLP. Israël était parvenu à la même conclusion que François Mitterrand. Ces pourparlers ont duré trois mois. Ils ont abouti à la Déclaration de principe d’Oslo, portant sur la création d’une Autorité autonome palestinienne en
Cisjordanie et à Gaza. A la conclusion des négociations, Shimon Pérès, ami de longue date de François Mitterrand, lui rendit une visite secrète afin de l’informer de cette percée avec l’OLP. Le président français s’en est réjoui. Pérès l’informa aussi du dernier point qui restait à négocier avant la signature officielle des accords d’Oslo à Washington: la signature d’un accord de reconnaissance mutuelle entre l’OLP et Israël–acte politique primordial qui, bien qu’arbitré par le chef de la diplomatie norvégienne, notre partenaire à Oslo, devait se tenir à Paris.
Les Français observèrent une totale discrétion. Les négociations sur la reconnaissance mutuelle eurent lieu à l’Hôtel Bristol, à Paris, où les trois délégations – palestinienne, israélienne et norvégienne – ont été collectivement inscrites sous le nom de Larson. Ces 24 heures ont probablement été les plus importantes des négociations du processus d’Oslo. Nous y avons négocié la reconnaissance même entre Israël et l’OLP. Notre conflit était un conflit existentiel. Aucun des deux camps n’avait reconnu le droit d’exister de l’autre. L’essentiel du temps a été consacré à la demande d’Israël de reconnaître son droit à l’existence ; les Palestiniens n’acceptaient initialement que de reconnaître l’existence de fait d’Israël. C’était une question de légitimité.
Abou Ala, le brillant négociateur palestinien, était constamment en ligne avec Yasser Arafat à Tunis; je parlais toutes les heures à Rabin et Pérès à Jérusalem… A la fin, Arafat a accepté de reconnaître le droit d’Israël à exister et Rabin a accepté de reconnaître l’OLP comme le représentant légitime du mouvement national palestinien. Ainsi, à Paris, un conflit existentiel venait de se transformer en un conflit politique – une affaire à résoudre par la négociation. Nous sommes retournés dans la région.
Deux mois plus tard, nous étions invités à l’Elysée. Le président français semblait ravi du progrès et de la présence à l’Elysée de l’OLP, des responsables israéliens et des médiateurs norvégiens. A la fin de la cérémonie, il est venu vers moi et m’a dit : « Vous voyez, Savir, j’ai dit à Rabin et Pérès qu’il n’y avait pas d’autre moyen. »
François Mitterrand n’avait pas seulement raison sur ce point. Son amitié pour Israël, son opposition à l’occupation, son soutien à un Etat palestinien et sa conviction que la paix ultime devait être de nature économique et régionale, à l’instar de la construction européenne après la guerre, ont été et restent le fondement de la politique française au Moyen-Orient. Ces concepts sont toujours d’actualité avec la relance du processus de paix. Il reste à souhaiter que la France et François Hollande sauront jouer un rôle stratégique, en travaillant, avec les parties dans la région, à la création d’une nouvelle structure de relations, fondée sur cette perspective de l’intégration économique régionale. Une sorte d’Union européenne au Moyen-Orient.