« Faire mémoire pour “faire” l’histoire ? Le Geste de Verdun. »
Thèse soutenue le 14 décembre 2022
Par Véronique MATHIEU
Docteure en Langues, Littératures et Civilisations Germaniques de l’Université d’Angers.
Pourquoi avoir choisi de travailler sur un sujet franco-allemand ? Je suis née en Alsace, terre par excellence ou la France et l’Allemagne se sont rencontrées, pour le meilleur et pour le pire. Terre de l’apprentissage de l’Allemand en CM1, ce qui était rare à l’époque. C’est cet apprentissage précoce qui m’a mis en position de pouvoir transmettre à mes camarades qui débutaient eux leur apprentissage en sixième. Le début, sans doute, d’une vocation… Française enseignant l’Allemand en France, c’est désormais quotidiennement que je suis confrontée aux défis de l’interculturalité. Enseigner une langue, c’est à mes yeux constamment encourager les élèves et les étudiants à dépasser les premières barrières linguistiques, ainsi que les préjugés plus ou moins tenaces, afin de se lancer à la découverte d’une culture étrangère.
Le franco-allemand est cependant un vaste champ de recherche, qui plus est déjà abondamment exploré. Au moment de préciser quel serait mon sujet, l’actualité était au mémoriel. L’année 2014 avait vu en effet se succéder les commémorations : la presse allemande avait même qualifié l’année 2014 de « Supergedenkjahr » (année « supercommémorative »). C’est donc vers cette piste que je me suis tout naturellement dirigée. Reste LA question : pourquoi précisément le Geste de Verdun ? Peut-être avant tout grâce à une coïncidence de calendrier. J’ai commencé mon travail de recherche précisément au moment où le Centre Mondial de la Paix et des Droits de l’Homme de Verdun organisait pour célébrer le trentième anniversaire du Geste une exposition de caricatures et de dessins de presse. C’est en visitant cette exposition que j’ai pu véritablement prendre conscience non seulement de la richesse du sujet (plus de 110 caricatures étaient réunies pour l’occasion) mais aussi de son actualité (15% des dessins présentés étaient parus durant les deux années précédant l’exposition). Le Geste de Verdun se devait donc d’être le point de départ de mon étude.
Mon objet me semblait suffisamment riche pour justifier ce choix. Et d’autre part, il me semblait que les commémorations du soixantième-dixième anniversaire du Débarquement en Normandie marquaient un tournant. Avec ce qui n’était encore appelé que la crise en Ukraine, et la constitution en marge des cérémonies du format « Normandie », le politique s’invitait de manière puissante dans le mémoriel. C’est cette réflexion qui a conféré à mes recherches leur orientation définitive.
J’admets volontiers que ce choix puisse surprendre a priori. François Mitterrand et Helmut Kohl, main dans la main, sur l’esplanade qui fait face à l’Ossuaire de Douaumont, en cette sombre fin d’après-midi pluvieuse du 22 septembre 1984. La cause semble être entendue : nous sommes là devant un geste historique, qui a fini par symboliser à lui seul le formidable processus d’abord de réconciliation, puis de partenariat privilégié qu’ont connu les deux pays depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les termes sont plutôt dithyrambiques : geste « éminemment symbolique », « difficilement égalable », « point culminant », « geste historique », « modèle du genre », « illustration exemplaire » pour ne reprendre que quelques-unes des expressions employées par les chercheurs eux-mêmes. Le geste est devenu quasiment iconique dirait-on aujourd’hui. Un tel consensus autour de cette « icône » n’a cependant pas manqué de susciter en moi quelques interrogations.
Première interrogation : pouvais-je suivre les commissaires de l’exposition consacrée au Geste de Verdun qui affirmaient que celui-ci était devenu un lieu de mémoire ? C’est-à-dire, selon la définition de Pierre Nora une « unité significative, d’ordre matériel ou idéel, dont la volonté des hommes ou le travail du temps a fait un élément symbolique du patrimoine mémoriel d’une quelconque communauté ». Incontestablement, le Geste de Verdun faisait partie du patrimoine mémoriel franco-allemand. Restait cependant la seconde partie de la définition de Pierre Nora : dans le cas précis du Geste de Verdun, quelle a été la part du travail du temps et celle de la volonté des hommes ?
Deuxième interrogation : comment expliquer la place qu’a prise le Geste de Verdun dans la mémoire collective ? D’autres gestes ont précédé, d’autres gestes ont suivi. Quelles sont les particularités qui ont permis à ce cliché de représenter, parfois même à lui seul, non-seulement la réconciliation franco-allemande, mais aussi la construction européenne ?
Cela a amené une troisième interrogation : le Geste de Verdun se présentait au départ comme un geste commémoratif. Pourtant, la date ne répondait à aucune logique évidente de calendrier. N’était-il pas alors avant tout politique ? Le Geste de Verdun avait été en effet accompli dans un contexte international précis, qu’il faudrait à l’évidence étudier pour en saisir toute la portée (1).
Or depuis le geste, trente années se sont écoulées. Force était de constater que le cliché, aussi beau fût-il, avait tout de même un peu jauni. Il avait fait les beaux jours des manuels d’histoire. Mais, au gré des réformes, la photo avait tendance à disparaître de ceux du lycée. Je me suis aussi aperçue, au fil de discussions avec mes proches, que l’expression « Geste de Verdun » ne signifiait en réalité plus grand-chose dans la mémoire collective. On parlait plus volontiers du « Geste Mitterrand-Kohl ». Or, pour moi, ce n’était pas un détail. Coupé de son origine mémorielle, le Geste de Verdun avait-il encore un sens, et lequel ?
Cela a suscité une ultime interrogation, vitale, existentielle même en ce qui concernait mon sujet : le Geste de Verdun était-il encore d’actualité ? En période de crise, le regard se tourne volontiers vers les mythes fondateurs. L’intérêt suscité par le Geste de Verdun reposait-il sur des bases solides ? Ou n’était finalement que l’expression d’une certaine nostalgie vis-à-vis de ce qui aurait constitué un « âge d’or » des relations franco-allemandes, un couple Mitterrand-Kohl idéalisé ?
Pour redonner au Geste de Verdun un peu de son lustre d’antan, il me fallait d’abord travailler à lui redonner une juste place dans l’histoire de la réconciliation franco-allemande. Soucieuse d’adopter autant que possible une démarche elle-même franco-allemande, j’ai privilégié les publications réunissant des chercheurs des deux pays. J’ai ainsi pu conforter ma conviction : la réconciliation franco-allemande ne s’est pas produite de manière magique. Dès l’entre-deux-guerres, sous l’impulsion notamment des Anciens Combattants, de nombreux acteurs s’étaient déjà engagés au service de la paix. Sur le plan politique, un premier « couple » s’était constitué avec Aristide Briand et Gustav Stresemann. Des mouvements tels que celui de Marc Sangnier se tournaient vers la jeunesse. Il y avait déjà là, en germe bien-sûr, nombre d’éléments qui seront ensuite présents dans le Traité de l’Elysée, puis le Geste de Verdun.
Au lendemain de 1945, l’inimitié héréditaire ne s’est pas pour autant transformée d’un seul coup en amitié indéfectible. Il a fallu des volontés fortes, tant dans la société civile que dans le monde politique. Le contexte international a aussi pesé lourdement. Dans la Déclaration Schuman du 9 mai 1950, comme dans la signature du Traité de l’Elysée du 22 janvier 1963, il y avait vraisemblablement un mélange de convictions et de pragmatisme, mélange que j’ai retrouvé chez F. Mitterrand et H. Kohl. Nous le voyons à nouveau aujourd’hui dans les débats qui entourent l’attitude de l’Allemagne face à la crise énergétique : la réconciliation n’est jamais acquise une fois pour toutes. Il serait utopique d’affirmer que le Geste de Verdun l’aurait scellée définitivement, dispensant ainsi les successeurs d’y travailler à leur tour.
Le chemin est long, parce qu’il met en jeu la mémoire collective. J’ai donc été amenée à m’interroger sur la possibilité pour la France et l’Allemagne de commémorer ensemble. En m’appuyant sur les travaux de Maurice Halbwachs, d’Aleida Assmann, de Reinhart Koselleck, d’Henry Rousso, de Tristan Todorov et de Paul Ricoeur, j’ai tenté de mieux comprendre les phénomènes autour de la mémoire, afin de mettre en place des outils d’analyse solide qui me permettraient d’aborder les enjeux mémoriels du Geste de Verdun. Comment se forge la mémoire collective (l’interaction de plusieurs mémoires individuelles) ? Comment devient-elle une mémoire culturelle (c’est-à-dire un récit susceptible d’être transmis) ? Comment navigue-t-elle entre les deux écueils majeurs que sont l’oubli et l’hypermnésie ? Faire mémoire ensemble, est-ce possible pour la France et l’Allemagne, notamment en ce qui concerne la mémoire des deux conflits mondiaux ? Deux contributions majeures ont appuyé ma réflexion : les travaux d’Antoine Prost et Gerd Krumeich sur la mémoire commune de Verdun, et les travaux d’Hélène Miard-Delacroix sur la mémoire des années noires de la Seconde Guerre mondiale. Ces travaux font la preuve qu’un chemin existe, à condition d’accepter de conserver à l’autre sa part d’altérité irréductible.
Les travaux d’Etienne François et Thomas Serrier m’ont ensuite permis d’élargir la perspective à la question de la possibilité d’une mémoire européenne. Les difficultés ne manquent pas, en particulier parce que l’Europe s’est construite à partir de ce que A. Assmann et H. Rousso appellent une mémoire traumatique, focalisée sur des catastrophes telles que celle de Verdun. Au fur et à mesure que les générations touchées disparaissent, la mémoire traumatique perd de son caractère fédérateur. Comment mobiliser aujourd’hui des jeunes autour de la mémoire de Verdun ? C’est un vrai défi, et pas seulement pédagogique.
Le cadre indispensable étant posé, je me suis ensuite attachée à l’étude du Geste de Verdun proprement dit. Grâce aux Archives que j’ai pu consulter en France et en Allemagne, et aux reportages et aux coupures de presse des deux pays, j’ai pu me livrer à un travail de reconstitution. J’ai eu également l’opportunité d’interviewer Serge Barcellini, Frédéric de la Mure, Georges Saunier, Daniel Groscolas et Jean-Louis Dumont. Chacun a su éclairer mes recherches d’une manière personnelle, et contribuer ainsi à leur donner une dimension originale.
La conclusion de mes investigations sur la genèse du Geste de Verdun a été sans appel : très clairement, la décision d’organiser les cérémonies de Verdun est née de la polémique déclenchée par l’absence annoncée du Chancelier Kohl aux Cérémonies du quarantième anniversaire du Débarquement. F. Mitterrand et H. Kohl ont dû eux-mêmes s’emparer du dossier. La minutie des préparatifs et l’implication personnelle des deux chefs d’Etat et de Gouvernement montrent également combien le sujet était sensible. Les trois étapes prévues ont ainsi été parfaitement calibrées : un strict parallélisme franco-allemand, d’abord au cimetière militaire allemand de Consenvoye, puis à la Nécropole française de Douaumont, parcours qui a tout naturellement abouti à l’Ossuaire de Douaumont, point culminant de l’après-midi. Paradoxalement, c’est dans ce cadre contraint, au moment le plus solennel, celui de la Marseillaise, qu’à surgi l’inattendu, le hors-protocole par excellence.
Mon enquête ne m’a pas permis de répondre avec certitude à LA question qui a agité tous les commentateurs depuis près de quarante ans maintenant : F. Mitterrand avait-il préparé son coup ?Il faut dire d’emblée que nous disposons de peu d’éléments objectifs permettant de trancher définitivement la question : nous sommes en effet ici dans le domaine de la spéculation, seuls F. Mitterrand et H. Kohl savaient véritablement ce qu’il en était. Ce côté mystérieux a très probablement contribué de manière non-négligeable à faire du Geste de Verdun le mythe qu’il est devenu : « Mitterrand, qui n’aimait rien plus que l’ambigüité, n’était certainement pas mécontent d’avoir suscité ces interrogations. » (2). Toutefois, sans pour autant avoir l’ambition de percer totalement le mystère, il reste tout de même possible d’avancer quelques éléments de réponse.
Il faut d’abord prendre en compte ce qu’en ont dit les deux principaux intéressés notamment lors des déclarations publiques que les deux hommes ont pu faire au moment où ils étaient encore aux affaires : les journalistes ne se sont pas privés de les interroger sur le sujet. Il y a aussi ce qu’ils ont pu écrire, dans leurs mémoires notamment. Tout cela, bien-sûr, doit toutefois être reçu avec la prudence nécessaire : il n’y a que ce qu’ils ont bien voulu dire ou écrire. Il est ainsi possible de croiser les différents éléments, pour tenter d’en souligner les concordances ou les divergences. Il faut premièrement noter que deux hommes ont toujours été unanimes dans leurs déclarations pour affirmer le caractère spontané du geste. Ils ont ainsi toujours formellement démenti s’être mis d’accord au préalable :
« Nous n’en avions pas parlé le moins du monde. Mais, nous trouvant debout devant le cercueil (..), instinctivement, je me souviens, je me suis tourné vers lui, je lui ai tendu la main. Sa main est venue en même temps. » (3)
H. Kohl confirmera quelques années plus tard les propos de F. Mitterrand : « Quant à ce geste de la main, nous ne l’avions pas prémédité. Il a surgi de la situation » (4). Pour justifier la spontanéité du geste, les deux Chefs d’Etat et de Gouvernement ont aussi beaucoup insisté sur les sentiments qui les avaient saisis, à l’issue d’un après-midi déjà particulièrement riche en émotion. Le Chancelier, peut-être moins réservé que son homologue français, n’avait déjà pu retenir une larme au cimetière de Consenvoye (5) : il évoquera dans ses mémoires « des minutes que je n’oublierai jamais » (6). Mais la Marseillaise de Douaumont, main dans la main avec F. Mitterrand, restera pour lui marquée d’une intensité particulière : « Mes sentiments sont difficiles à décrire. Je ne me suis jamais senti aussi proche de nos voisins français » (7). F. Mitterrand lui-même reconnaîtra plus tard lors d’une interview avoir été saisi par la force émotionnelle du moment (8).
Alors F. Mitterrand avait-il « calculé son coup » ? L’entourage du Chef de l’Etat, même s’il reste finalement encore partagé sur le sujet, soutient plutôt la thèse du geste calculé. Mais rappelons qu’il s’agit de proches, qui de surcroît écrivent après le décès de F. Mitterrand ; ils le font dans le but évident, et d’ailleurs parfois revendiqué, de contribuer à ériger sa statue pour la postérité.
Roland Dumas pour sa part est plutôt catégorique :
« François Mitterrand m’a toujours dit que c’était improvisé, mais je sais que c’était organisé. Il m’a dit, huit jours avant cette visite : ‘Roland, réfléchissez à quelque chose de spectaculaire. Je veux qu’on fasse un geste spectaculaire avec Kohl. On m’a proposé diverses choses, je réfléchis, mais réfléchissez de votre côté. Par la suite, François Mitterrand […] m’a raconté la scène ainsi : ‘On était tous les deux, là, et à un moment j’ai senti la main d’Helmut Kohl qui touchait la mienne’. Comme s’il parlait d’un rendez-vous amoureux ! Et de fait, sur les images, on a un peu cette impression. Mais à mon avis, l’un et l’autre l’avaient prévu. C’était secret. François Mitterrand comptait beaucoup sur moi pour inventer des mises en scènes, mais cette fois-là, je n’y étais pour rien… » (9)
Jack Lang est moins catégorique, mais tout aussi sceptique sur le caractère spontané du Geste de Verdun : « Mitterrand prétendra que son geste était spontané. Peut-être. Avec plus de pertinence, il en dira aussi : ‘le geste que nous avons fait serait resté pâle si ce n’était pas un geste qui avait déjà été accompli dans le coeur de beaucoup d’hommes’. » (10)
D. Groscolas, quant à lui, se souvient d’avoir personnellement interrogé le Président français sur le sujet : « ‘Mais, Monsieur le Président, c’est vous qui avez pris l’initiative de prendre la main du Chancelier ? Je n’ai pas bien vu…’. Il m’a répondu : ‘Le mérite est aux deux’. » (11)
Faut-il vraiment choisir ? Nous faisons nôtre ici la conclusion de Frédéric de La Mure, qui nous semble revenir à l’essentiel :
« Bon, effectivement, si cette histoire de poignée de mains a été un peu préparée par les uns et les autres avant, il a dû être content de son coup. C’est possible. Je n’en sais rien. Quoi qu’il en soit, c’est un cliché qui a bien été diffusé partout. Préparé ou pas préparé, quelque part on s’en fout. Le principal, c’est le résultat. Si la photo touche les gens, c’est quand même le principal. » (12)
Pour comprendre le Geste de Verdun, il semble bien qu’un double éclairage soit incontournable. Certes, il y avait sans aucun doute chez F. Mitterrand la volonté de poser un geste fort ; il s’agissait de « réparer » les dégâts occasionnés par l’affaire de la non-invitation du Chancelier aux cérémonies de commémoration du Débarquement. Il est plus que probable que l’homme politique qu’il était y avait longuement réfléchi. Mais savait-il jusqu’au dernier moment ce qu’il allait faire exactement ? N’a-t-il pas plutôt fait confiance à son intuition qui lui dicterait le bon geste ? Cela en tout cas expliquerait le fait quasiment établi qu’il n’en avait pas parlé à H. Kohl… Le Chancelier l’assure, son entourage le confirme ; mais l’indice le plus flagrant se trouve comme nous l’avons vu sur les images de la cérémonie. Tranchant avec la gravité de F. Mitterrand, c’est bien l’expression « d’heureuse surprise » qui transparaît dans le regard d’H. Kohl. Il y a donc probablement eu dans le Geste de Verdun une certaine part d’improvisation. Selon nous, seule la spontanéité, fruit d’une émotion qui semble avoir été sincère, a pu produire une telle justesse (le bon geste, au bon moment). Un geste « programmé », de pure « communication » n’aurait certainement pas atteint le même résultat.
Dans le troisième volet de mon travail, je me suis alors intéressée à la réception du Geste de Verdun. Je me suis une nouvelle fois appuyée sur les médias, notamment sur l’impressionnante revue de presse disponible à l’Institut François Mitterrand, ainsi que sur les revues de presse commentées proposées par les ambassades respectives. Dans cette partie, la presse allemande est un peu moins bien représentée. La presse des années 1980 n’a pas toujours été numérisée, et la pandémie m’a empêchée de retourner chercher sur place ce qui pouvait me manquer. Aurais-je pu trouver davantage ? Je n’en suis pas sûre. Chantal Metzger, en 2009, résumait ainsi les résultats de sa propre enquête :
« Le résultat est concluant : pour les Allemands cette scène ne revêt pas la même importance que pour les Français. »
Un constat s’est imposé rapidement : les réactions ont été, dans leur quasi-unanimité positives, elles ont même souvent été enthousiastes. Le geste a surpris les médias. Il était inattendu, et de surcroît inédit. Il n’a pas tardé à être qualifié de geste historique. A mes yeux, ce qui a été vraiment nouveau, c’est surtout l’émotion qui s’est dégagée du geste. Le terrain avait été préparé : la dramatisation des lieux avec la mobilisation de la mémoire des champs de bataille. La dramatisation des parcours personnels de F. Mitterrand et H. Kohl, en lien avec Verdun. Enfin la météo, elle-même, semblait s’être mise en deuil. Le geste accompli était de plus particulièrement significatif, et même universel. C’était un geste familier, tout à coup moins solennel que la signature d’un traité ou qu’une Messe dans une cathédrale. Improvisé ou non, le geste a rejoint beaucoup de ceux qui en ont été témoin, sur place ou par médias interposés.
Mais les commentateurs ont aussi évoqué d’emblée un geste politique. Geste personnel de F. Mitterrand vis-à-vis d’H. Kohl, qualifié même de « lot de consolation » pour réparer la non-invitation de Caen. Geste Européen qui vient couronner le soutien sans réserve du Chancelier allemand aux efforts du président français pour relancer la construction européenne. Geste de paix enfin, destiné à envoyer un message fort tant aux Soviétiques qu’aux Américains, au moment où s’amorçait la désescalade de la crise des euromissiles.
Le quatrième volet de mon étude a donc été consacré au contexte historique que je viens d’évoquer. Plusieurs options étaient envisageables. J’aurais pu choisir de commencer par le contexte historique, avant d’étudier le geste de Verdun proprement dit. La démarche aurait été plus classique, et probablement plus historique. Mais ce contexte est désormais bien connu des chercheurs. Mon propos n’était pas seulement de le rappeler, mais d’essayer dans la mesure du possible de l’aborder sous un angle nouveau. C’est pour cette raison que j’ai choisi de commencer par le geste, et de l’utiliser ensuite comme une sorte de focale pour relire la période. Cela n’avait à ma connaissance jamais été fait de cette manière.
Ma conviction est que le Geste de Verdun éclaire cette période d’une manière tout à fait particulière. Le geste avait en effet plusieurs objectifs précis. Tout d’abord afficher la parfaite solidarité franco-allemande. De ce point de vue, il faut reconnaître une certaine réussite. A priori, F. Mitterrand et H. Kohl n’avaient rien pour s’entendre. Et pourtant, en raison aussi de leur longue coopération, le couple Mitterrand-Kohl est perçu comme l’un de ceux qui ont le mieux fonctionné. Lorsque la tension s’est faite plus palpable, par exemple en janvier 1990, parce que le Chancelier avait oublié de parler à son « ami » du plan en dix point qu’il prévoyait pour la Réunification, c’est à Latche que l’affaire est venue se régler. Certes F. Mitterrand avait installé sur la table basse un jeu de solitaire – faut-il y voir un message subliminal – mais enfin, ils ont eu l’intelligence de se parler afin de dissiper le malaise.
Afficher cette solidarité franco-allemande avait aussi pour but de peser sur les partenaires européens. Certes, le Geste de Verdun n’a pas provoqué la relance européenne. Mais il est tout de même au coeur de la séquence. Comme me l’a rappelé de manière informelle G. Saunier :
« Sans Fontainebleau, il n’y a pas d’Acte Unique Européen. […] Et sans Acte Unique Européen pas de Traité de Maastricht. L’Europe telle qu’on la connaît aujourd’hui n’aurait pas été possible. »
Le Geste de Verdun devait aussi témoigner de la cohésion occidentale face aux deux blocs. C’est peut-être sur ce point que les ambiguïtés restent les plus nombreuses. Une crise éclatera l’année suivante, au sujet de l’accueil à réserver au projet américain d’Initiative de Défense stratégique. Rien de vraiment nouveau sous le soleil, depuis l’affaire du préambule du Traité de l’Elysée. Les intérêts nationaux demeurent bien prioritaires. Ni la France, ni l’Allemagne n’ont en effet jamais eu l’intention de les sacrifier sur l’autel de la réconciliation. Cependant, le Geste de Verdun témoigne selon moi d’une nouvelle manière de faire : l’intensification de la concertation en amont afin de parvenir à une position commune lors des sommets.
Le Geste de Verdun témoigne donc bien d’une période particulièrement fructueuse de coopération entre les deux pays. Le mythe, comme toujours, repose sur une part de réalité. Mais il ne faudrait pas pour autant idéaliser la période. Et pour cela, rien de tel que le regard des caricaturistes et des dessinateurs de presse. L’historien y trouve à la fois un regard particulièrement acéré sur la période qu’il souhaite étudier, mais aussi au second degré une information sur la manière dont les contemporains la percevaient. J’ai donc choisi de terminer mon étude en revenant à mon point de départ. Je me suis employée toutefois à compléter le panel de l’exposition grâce notamment au site du Centre Virtuel de Connaissance de l’Europe (CVCE), et celui de l’Institut Franco-Allemand. L’ensemble ainsi disponible m’a permis d’élargir ma perspective, et d’esquisser, à défaut de pouvoir la développer entièrement, une perspective plus diachronique.
L’étude des caricatures et des dessins de presse m’a d’abord permis de dégager quelques caractéristiques du Geste de Verdun. J’ai pu constater que, curieusement, l’arrière-plan mémoriel de Verdun était très peu représenté. Au fil des ans, le geste de Verdun est donc devenu le geste Mitterrand-Kohl. Les deux protagonistes ont même fini par supplanter Ch. de Gaulle et K. Adenauer au rang des figures tutélaires… avant eux-mêmes de s’éclipser. Ce qui est resté, et qui permet à coup sûr de reconnaître le Geste de Verdun, c’est la posture. Tous les successeurs de F. Mitterrand et d’H. Kohl ont été, à un moment où un autre, représentés dans cette posture.
Les caricaturistes s’intéressent généralement à ce qu’ils peuvent tourner en dérision. Cependant, j’ai pu remarquer que leur cible était rarement le Geste de Verdun en tant que tel. Il y a quelques exemples en France, aucun en Allemagne. Les dessinateurs, français comme allemands, se sont en réalité surtout attachés à dénoncer le décalage qui pouvait exister entre l’affichage et la réalité. Le geste est ainsi devenu une sorte de modèle, une référence, à l’aune de laquelle F. Mitterrand et H. Kohl eux-mêmes, mais ensuite tous leurs successeurs, ont été jugés. Le Geste de Verdun s’en est trouvé pour ainsi dire sacralisé, et les dessinateurs de presse ont incontestablement joué un rôle dans ce phénomène.
Les dessins de presse et les caricatures, en se servant du Geste de Verdun, ont ainsi nourri un certain nombre de mythes. D’abord le mythe du « couple » franco-allemand. La nouvelle posture permettait de mettre en scène une proximité encore plus grande entre les dirigeants. Tous les aspects de la vie de couple ont ainsi été passés en revue. Même en Allemagne ou l’expression « couple franco-allemand » est moins employée qu’en France. Le Geste de Verdun a ensuite largement été utilisé pour commenter les différentes étapes de la construction européenne… ou ses blocages. Il a ainsi nourri le mythe du moteur franco-allemand : lorsque le moteur fonctionne, l’intégration européenne avance. Lorsqu’il dysfonctionne, elle est en panne. Parfois, cependant, des voix s’élèvent pour dénoncer une volonté de domination. C’est finalement ce qui fait selon moi l’une des principales limites du Geste de Verdun aujourd’hui. La France et l’Allemagne y apparaissent certes solidaires, mais isolées, en raison de l’absence sur le cliché de leurs partenaires européens.
La référence constante au Geste de Verdun a fini aussi par relativiser un autre mythe, celui d’une réconciliation définitive entre la France et l’Allemagne. Elle permet aux caricaturistes de se faire l’écho de la moindre crise, et de s’emparer des nombreux clichés qui resurgissent alors immanquablement. Le Geste de Verdun est toujours là pour rappeler combien les relations franco-allemandes sont, malgré tout, fragiles.
Le Geste de Verdun a incontestablement marqué une étape dans les relations franco-allemandes. D’autres ont suivi… mais ces gestes ultérieurs ont-ils réellement apporté quelque chose de nouveau, ou bien n’ont-ils été en fin de compte qu’une répétition du Geste de Verdun ? Mon intuition est que le Geste de Verdun n’a pas vraiment pu être dépassé, qu’il reste un modèle que les successeurs ont été quasiment contraints de répéter. Mais seule une étude comparative approfondie pourrait répondre à la question. Mon travail, je l’espère, aura contribué à poser un jalon qui me permettra, ou bien permettra à d’autres, de poursuivre.
Alors faudra-t-il, en 2024, commémorer le quarantième anniversaire du Geste de Verdun ? Ma réponse est oui, cent fois oui. A condition toutefois que cette commémoration ne se borne pas à une vague évocation nostalgique d’un passé révolu. Il s’agit de faire mémoire pour « faire » l’histoire, comme F. Mitterrand et H. Kohl en avaient l’ambition.
Le Geste de Verdun l’a prouvé : en période de crise, se tourner vers le passé pour commémorer n’est pas forcément une tentation de fuite dérisoire. Construire une mémoire partagée permet de mieux se connaître, et de mieux coopérer pour affronter les défis du présent, et ceux du futur. Il faudrait ainsi un geste qui contribue à relancer, comme le Geste de Verdun l’a fait à son époque, la coopération la plus étroite possible entre la France et l’Allemagne, coopération au service de l’intégration européenne, elle-même au service de la paix sur le continent et dans le monde… et il y a de quoi faire. Au moins autant qu’en 1984.
- J’ai ici suivi la piste évoquée par Georges SAUNIER dans son article, « Verdun : le geste Mitterrand-Kohl », paru dans La Lettre N°49 de l’Institut François Mitterrand.
- VERNET Daniel, « La poignée de main qu’Helmut Kohl laissera derrière lui », 28 mai 2016.
- MITTERRAND François, interview accordée à la chaîne de télévision allemande ZDF le 30 septembre 1992, sur la réunification allemande, la construction européenne et ses relations personnelles avec le Chancelier Kohl..
- Voir l’interview d’Helmut KOHL : « Kohl: Hand in Hand », sans date précisée. (Traduction : Véronique MATHIEU).
- Voir : FENEON Gérard, « Larme de Kohl » in Le Républicain Lorrain, 23 septembre 1984.
- KOHL Helmut, Erinnerungen: 1982-1990, München, Droemer-Knaur-Verlag, 2005, p. 310. (Traduction : Véronique MATHIEU).
- Ibid.
- Voir : WICKERT Ulrich, « Kohl und Mitterrand in Verdun: Warum reichten sie sich die Hände? », in Frankfurter Allgemeine Zeitung, 25 septembre 2009.
- Voir : DUMAS Roland, La Diplomatie sur le vif, Paris, Presses de Sciences-Po, 2013.
- Voir : LANG Jack, Dictionnaire amoureux de François Mitterrand, Paris, Plon, 2015.
- GROSCOLAS Daniel, dans l’entretien qu’il m’accordé par téléphone le 25 mars 2021.
- de La MURE Frédéric, dans l’entretien qu’il m’a accordé par visio-conférence le 14 mai 2021.