Ce n’était que la cinquième émission d’Apostrophes. À l’occasion de la sortie de La Paille et le grain, j’avais convié François Mitterrand pour qu’il parle de son livre et de ses écrivains favoris. Il inaugurait une série intitulée « Une personnalité et ses lectures », car je considère qu’une personne renommée, populaire, capable d’évoquer avec intelligence et passion les livres qui ont marqué sa sensibilité, capable aussi d’expliquer le plaisir qu’elle prend à la littérature, encourage les jeunes téléspectateurs à lire. N’est-ce pas là le rôle d’une émission littéraire et du service public ?
Si j’avais eu le moindre doute sur le bien-fondé et l’efficacité de cette stratégie, François Mitterrand l’aurait balayé. Car, de bout en bout, pendant soixante-quinze minutes, en direct, le 7 février 1975, il fut étincelant.
Par la suite, aucun autre invité prestigieux ne réussit à commenter avec autant de brio les œuvres choisies, leur style, leur singularité, leur postérité. Bien des gens ont affirmé que si cette émission avait eu lieu avant l’élection présidentielle de mai 1974, les deux cent ou trois cent mille voix qui séparaient François Mitterrand de Valéry Giscard d’Estaing eussent été comblées. Peut-être. Ce qui est certain, c’est que les nuits et les jours qui suivirent, je reçus des appels téléphoniques injurieux et des lettres anonymes outrageantes, preuve que l’excellence de la prestation de François Mitterrand en avait irrité plus d’un.1
Pour préparer Apostrophes, je n’ai pas rencontré celui qui était alors le premier secrétaire du Parti socialiste. Mais nous avions échangé des coups de fil. Pour le choix des autres invités : Camille Bourniquel, Max Gallo, Jacques Brenner (spécialiste de Jacques Chardonne), Maurice Chapelan (grammairien). Pour aussi convenir des écrivains qu’il avait l’intention de mettre en valeur.
Je m’étais fait une liste littéraire « de gauche » : Hugo, Camus, Sartre, Blum, Gide, Prévert, Jaurès, Zola, Rolland, Vallès, Guilloux, etc. Tous recalés ! J’avais tout faux. Il leur préféra des écrivains qui étaient réellement et intimement les siens, qui étaient de sa famille littéraire, dont il appréciait la pensée et surtout le style, mais qu’on pouvait pour la plupart ranger sur l’autre rive politique que la sienne. Pour les plus longuement célébrés : Lamartine, Jules Renard, Saint-John Perse, Jacques Chardonne et Dino Buzzati. François Mitterrand montra sa connaissance parfaite et personnelle de chacun. Il était évident qu’il pratiquait ces écrivains-là depuis longtemps, que son commerce avec leur œuvre était permanent et sans cesse approfondi. C’est à travers Dino Buzzati qu’il fut le plus éblouissant. Pendant les dix dernières minutes de l’émission, il raconta et commenta Le Désert des Tartares. Silence absolu sur le plateau. La même attention palpable, impressionnante, lorsque, vingt ans plus tard, en avril 1995, dans un émouvant tête-à-tête à Bouillon de culture (il était très malade, il souffrait beaucoup, ce fut sa dernière grande émission de télévision), il évoqua dans les cinq dernières minutes les paysages charentais de son enfance. Je regrettai une nouvelle fois que le politique eût dévoré l’écrivain.