Mardi 1er avril 2014, en introduction à un colloque sur le Rwanda qui se tenait au Sénat et organisé par Démocraties, l’ancien ministre Paul Quilès, en sa qualité de président de la Mission d’information sur les opérations militaires menées par la France, d’autres pays et l’ONU au Rwanda entre 1990 et 1994, prononçait le discours suivant. Compte tenu des accusations actuelles portées contre la politique française au Rwanda, l’Institut publie ce texte qui éclaire sur les événements intervenus de 1990 à 1994, sur ceux intervenus depuis et sur le contexte actuel.
« Le génocide perpétré au Rwanda entre avril et juillet 1994 fait partie des grandes tragédies du 20ème siècle. A nouveau, le monde a connu une tentative d’extermination d’un groupe d’hommes en raison de leur naissance. Depuis cette date, on a assisté à un flot de récits, de témoignages -dans lesquelles il est parfois difficile de discerner la vérité des faits-, d’analyses parfois contradictoires, de polémiques, souvent violentes, avec des retombées inévitables sur la scène internationale. Force est de constater que peu d’intervenants ont réussi à faire abstraction de leur subjectivité, ce qui est regrettable, mais certainement explicable en raison de l’émotion considérable suscitée par l’énormité de la tragédie. »
(Paul Quilès – 20 octobre 2007)
Depuis 1994, s’est ajoutée à ce terrible drame une confusion (involontaire ou pas) dans l’analyse des faits. Il est vrai qu’en s’éloignant de l’évènement, le risque, bien connu des historiens, est d’oublier les faits, de les gommer, de les transformer, ce qui peut conduire à des simplifications abusives, des caricatures et parfois même à des manipulations.
Les accusations portées contre la politique française au Rwanda ont parfois été d’une très grande violence. Certaines sont formulées de bonne foi par des personnes sincèrement bouleversées, qui ne comprennent pas que la France, qui s’était fortement impliquée dans la gestion de la crise rwandaise, ne soit pas tout simplement intervenue militairement pour mettre fin au génocide par la force. Elles sous-estiment les contraintes de la politique internationale et les conséquences du refus catégorique par le FPR de toute intervention française qui l’aurait conduit de fait à limiter ses ambitions de contrôle politique total du Rwanda.
D’autres accusations sont calculées et ont pour but de discréditer tout engagement français en Afrique. Elles se sont atténuées dans la période récente en raison, notamment, de l’aggravation des difficultés sécuritaires du continent africain et des responsabilités qu’a assumées la France au Mali ou en Centre Afrique, avec l’approbation de la communauté internationale. Elles sont également devenues moins vives avec la prise de distance des États-Unis à l’égard du régime de Paul Kagamé. Le Rwanda est en effet responsable de graves ingérences dans l’est du Congo. Il appuie en particulier un mouvement rebelle, le Mouvement du 23 mars (M 23), responsable notamment du recrutement à grande échelle d’enfants soldats. Cette ingérence et ces méthodes ont été condamnées par les États-Unis et de nombreux pays européens (Royaume-Uni, Allemagne, Pays-Bas), qui ont suspendu leur aide au Rwanda.
À l’origine, les mises en accusation calculées de la France sont le fait de personnalités politiques tutsies, africaines anglophones, anglaises, américaines et belges. Elles ont été reprises sans examen critique par une partie de la presse française.
Le plus souvent, ces controverses franco-françaises, émanent de certaines ONG, ou de quelques journalistes bouleversés par ce qu’ils ont vu en 1994, ce qui est compréhensible, mais parfois aussi d’autres, engagés à charge, tels des procureurs.
Les accusations contre la France
Si l’on résume ces accusations, régulièrement réfutées mais sans cesse répétées, la France aurait, de 1990 au déclenchement du génocide, en avril 1994 :
- soutenu au Rwanda un régime dictatorial et ethniste, dans le but de préserver sa zone d’influence en Afrique ;
laissé ce régime diffuser une propagande raciste anti tutsie et se livrer à des massacres de populations tutsies qui annonçaient le génocide à venir ;
contribué par son aide militaire à la préparation du génocide.
En outre, au moment du génocide, d’avril à l’été 1994 :
- elle aurait soutenu la constitution par les auteurs du génocide d’un gouvernement de fait, dit « gouvernement intérimaire » ;
- elle aurait refusé de porter secours aux victimes, qu’elles soient tutsies ou «hutues modérées» ;
- elle aurait aidé les auteurs du génocide à fuir le Rwanda avant la victoire définitive du Front patriotique rwandais (FPR).
Il a été répondu à ces accusations aberrantes et il faudra probablement encore le faire. Ces accusations apparaissent dénuées de tout fondement si on les confronte point par point aux faits établis dès 1998 par la Mission d’information parlementaire que j’ai présidée et par les témoignages des protagonistes recueillis et à la lumière des nombreuses informations recueillies depuis.
Il est parfaitement normal d’évaluer la politique étrangère française, là comme ailleurs et à tout moment et certaines interrogations sont donc légitimes. Mais d’autres frappent par leur outrance, leur simplisme, leur partialité. Il en a été ainsi, à certains moments, des accusations portées par le gouvernement rwandais ou ses porte-parole (rapport Mucyo publié en 2008, par exemple).
Elles ont confiné à l’absurdité, par exemple lorsqu’il a été soutenu que la France aurait lancé l’opération Turquoise pour sauver les responsables du génocide : ces individus n’avaient nullement besoin de l’aide de la France pour quitter le Rwanda et si elles avaient voulu les aider, les autorités françaises n’auraient certainement pas attendu, comme elles l’ont fait, l’accord du Conseil de sécurité.
La France ne peut pas être tenue pour responsable, encore moins coupable de ce qu’elle a cherché à empêcher par tous les moyens à sa disposition, même si elle a malheureusement échoué.
La réalité des faits a été établie par la Mission d’information de 1998
Notre mission a enquêté pendant neuf mois et a rendu un rapport de 1500 pages.
Pendant 110 heures, les députés qui en faisaient partie ont auditionné 88 personnes, des responsables politiques, des militaires, des diplomates, des universitaires, des civils français et rwandais. Ces auditions ont été exceptionnelles, tant par leur nombre que par leur caractère détaillé et approfondi. La plupart d’entre elles ont été publiques, ouvertes à la presse écrite et audiovisuelle. Certaines ont même été télévisées en direct.
Les rapporteurs se sont rendus à Bruxelles, à Washington, au siège des Nations Unies à New York, ainsi qu’au Rwanda, en Ouganda, au Burundi, et en Tanzanie. Les témoignages des 74 personnes qu’ils ont rencontrées par ailleurs ont été intégralement et rigoureusement pris en considération dans le cadre de la méthode de travail définie par la mission parlementaire.
La mission a analysé 15 000 pages de textes, de télégrammes diplomatiques et de documents militaires ; pour 7000 pages, la classification “secret défense” a été levée et certaines d’entre elles ont été publiées en annexe du rapport.
Le travail d’élucidation sur cette douloureuse période était nécessaire, compte tenu des liens étroits qui avaient uni depuis des décennies la France et de nombreux pays africains. La mission d’information a présenté les faits et les enchaînements, qu’elle a tenté de mettre au jour, de la manière la plus rigoureuse et la plus incontestable possible. Cet effort d’analyse des mécanismes et des motivations d’une intervention militaire française à l’étranger répondait également à la préoccupation de permettre au Parlement de mieux comprendre les ressorts de l’action diplomatique et militaire française.
Les grandes étapes qui ont ponctué les quatre années de conflit (1990-1994) ont été analysées. Dans l’enchaînement complexe des évènements, nous avons voulu comprendre la responsabilité réelle de la France et les raisons qui l’ont conduite à mener une politique parfois interventionniste aux côtés d’un régime politique critiquable. Nous avons replacé cette politique dans le contexte historique de la période: chute du mur de Berlin, réunification de l’Allemagne, guerre du Golfe, traité de Maastricht… Le Rwanda, sans richesse naturelle et sans situation géo-stratégique notable, n’intéressait personne ! Après le départ des Belges, la France a cru pouvoir intégrer ce petit pays dans l’ensemble africain francophone. L’aide militaire qu’elle a apportée au Rwanda pour l’aider à se défendre contre l’attaque du FPR menée à partir de l’Ouganda s’est accompagnée d’efforts pour convaincre le régime de se démocratiser et de laisser la place à un gouvernement, un Parlement et une armée mixtes (Hutu et Tutsi). Ces efforts furent couronnés de succès, avec les accords d’Arusha (août 1993), qui permirent aux forces françaises de se retirer, laissant la place à celles de l’ONU.[[Capitale de Tanzanie, Arusha a accueilli, de l’été 1992 à l’été 1993, une série de négociations activement voulues et accompagnées par la France, dont le but était de régler pacifiquement la crise politique et militaire auquel faisait face le Rwanda. Ces négociations, précédées depuis l’été 1991 de contacts diplomatiques, ont réuni différentes composantes politiques rwandaises ainsi que le Front Patriotique Rwandais en exil. Le succès n’était possible que si les Hutus acceptaient de partager le pouvoir et si le FPR acceptait de ne pas l’obtenir pour lui seul. En tout, de juillet 1992 jusqu’au mois d’août 1993, cinq accords furent signés. Ils prévoyaient :
– la mise en place d’institutions démocratiques, notamment le respect des droits de l’homme, la fin des discriminations ethniques, le retour des réfugiés tutsis, le pluralisme politique ;
– l’intégration des forces armées belligérantes (les FAR et l’APR, bras armés du FPR) dans une seule et même armée nationale ;
– la réunion des différentes composantes politique du peuple rwandais – internes et externes, c’est-à-dire le parti du président Habyarimana, les partis d’opposition et le FPR – dans un seul et même gouvernement de transition, chargé d’organiser des élections libres et transparentes ;
– le départ des troupes françaises ;
– la mise en place d’une force militaire des Nations Unies, la MINUAR, dont la mission était de veiller au bon déroulement du processus prévu par les accords.]]
Mais ces accords n’avaient été considérés par les extrémistes hutus que comme une concession provisoire. Dans ce contexte de méfiance et de haine, le pouvoir rwandais, fortement centralisé par tradition, disposait des moyens d’entraîner les populations hutues dans la violence. Il était assuré de la collaboration de la plupart des pouvoirs locaux, secondés, le cas échéant, par des structures paramilitaires ou des éléments des forces armées rwandaises (FAR). Sous cette pression et sous l’influence d’une propagande diffusée en particulier par une radio privée largement écoutée, la « radio libre des mille collines », un grand nombre de Rwandais ont acquis la conviction intime que le meurtre des Tutsis était le seul moyen d’assurer définitivement leur sécurité. Ils en sont venus à envisager le meurtre systématique de l’autre, l’éradication de l’ennemi intérieur, comme un remède préventif à leurs craintes d’une prise de pouvoir du FPR et d’une domination tutsie. L’assassinat du Président Habyarimana (6 avril 1994) et l’impact des conflits du Burundi voisin, également déchiré par des affrontements entre Hutus et Tutsis, ont alors donné à un groupe de Hutus extrémistes l’occasion de se saisir du pouvoir et de déclencher le génocide. Des Rwandais ont alors, pendant plusieurs semaines, tué d’autres Rwandais, dans les conditions d’atrocité que l’on sait.
Au-delà des erreurs et des maladresses de la France, le rapport pointe le rôle des autres acteurs, qu’il ne faut pas sous-estimer: la Belgique, qui a abandonné le Rwanda au moment où il fallait y rester, l’ONU, dramatiquement absente ou incapable d’intervenir, les Etats-Unis, qui ont, de façon constante et délibérée, contribué à bloquer les décisions du Conseil de Sécurité… Il n’est pas excessif de dire que la communauté internationale a fauté au Rwanda, par manque de volonté, que ce soit avant ou après le déclenchement du génocide. Si la France a mené seule l’opération Turquoise à but humanitaire (21 juin au 21 août 1994), c’est bien parce qu’aucun autre pays ne voulait s’y engager !
Nous avons enfin avancé des propositions susceptibles d’éviter que de telles tragédies se reproduisent. Elles concernaient différents domaines correspondant aux carences analysées tout au long du travail de la mission. Nous avons proposé par exemple :
- une meilleure coordination des actions diplomatiques et militaires, au sommet comme sur le terrain et une plus grande transparence dans la gestion des crises internationales ;
- le contrôle parlementaire effectif des interventions militaires hors du territoire national et la connaissance par le Parlement des accords de défense ;
- la réforme de notre coopération avec les pays africains ;
- la gestion des problèmes de sécurité en Afrique au niveau multilatéral (en particulier européen) et non plus bilatéral ;
- la réforme du mode d’intervention des forces de l’ONU pour maintenir ou rétablir la paix.
Le travail de notre Mission a été considéré comme une grande première. C’était en effet la première fois que le Parlement enquêtait sur le prétendu “domaine réservé” que constituent la défense et la politique étrangère. Et nous l’avons fait sans complaisance aucune. Ecoutons à ce propos le jugement d’une des meilleures analystes du drame rwandais, la chercheuse Claudine Vidal :
« Il ressort du rapport parlementaire une vue généralement sévère des orientations soutenues : erreurs d’appréciation sur les réalités politiques rwandaises (« sous-estimation du caractère autoritaire, ethnique et raciste du régime rwandais »), « coopération militaire trop engagée » (entre 1990 et 1993), « inaction de la France pour prévenir le génocide par des actions concrètes », une série de critiques vise les actions des autorités françaises durant le génocide puis pendant l’opération Turquoise. (….) Néanmoins l’enquête dégage fermement la France de toute implication dans l’exécution du génocide. »
Il n’empêche que les attaques n’ont pas manqué. Le terrain médiatique était occupé depuis 4 ans par un autre récit, fondé sur ce que Claudine Vidal appelle une « interprétation conspiratoire de la politique française ». Selon elle, ces auteurs et ces groupes militants s’étaient donné pour tâche (je cite) « de révéler les ressorts cachés de l’action française au Rwanda. Ils dénoncèrent l’existence de complots, de faits secrets, de liaisons clandestines, d’agents et de bureaucraties cachés qui auraient dominé les institutions publiques, grâce à la complicité d’acteurs officiels. (…….) En 2004, année de la dixième commémoration du génocide, auteurs et associations relancèrent une campagne d’accusations extrêmes sur le thème de « la France coupable de génocide au Rwanda ». Les publicistes critiques rencontrèrent bien quelques adversaires, mais ces derniers ou bien défendaient à outrance la politique française menée au Rwanda, ou bien découvraient, eux aussi, des complots, mais fomentés par des puissances étrangères. Bref, dénonciateurs et défenseurs entraient dans une logique de camps retranchés. »
Et Claudine Vidal conclut : « Durant les heures qui suivirent la sortie (15 décembre 1998) d’un rapport que personne n’avait encore pu lire, la plupart des radios et des télévisions adhérèrent à la logique dénonciatrice qui tenait à juger la France coupable. Minimisant les conclusions du rapport, qui n’exonéraient pas la France de ses responsabilités durant la période précédant le génocide, ces médias se fixèrent sur une seule, celle qui affirmait la non- implication dans les massacres. Les diagnostics furent du type : « On s’y attendait, ce rapport “ blanchit ” la France ». Au bout de deux jours, les radios cessèrent d’en parler.
Quoi de neuf depuis la publication du rapport de la Mission parlementaire ?
Huit évènements ou documents sont à prendre en considération.
1- Rapport établi par l’ONU (15 décembre 1999)
Une Commission indépendante d’enquête « sur les actions des Nations Unies lors du génocide au Rwanda » a été constituée en mars 1999 à la demande de Kofi Annan, alors Secrétaire général de l’ONU. Dans son rapport, remis le 15 décembre 1999, cette commission, présidée par Ingvar Carlsson, ancien Premier ministre de Suède, est parvenue aux conclusions suivantes :
« L’ONU a failli à ses obligations envers le peuple rwandais lors du génocide de 1994» Cet échec est la conséquence d’un manque de ressources et d’un manque de volonté politique. En conséquence la Commission formule principalement deux recommandations : « Des efforts renouvelés devraient être fournis pour améliorer la capacité de l’ONU en matière de maintien de la paix, y compris en mettant les ressources nécessaires à sa disposition. » « L’ONU — et notamment le Conseil de sécurité et les pays fournisseurs de troupes — doivent être disposés à passer à l’action pour prévenir des actes de génocide ou des violations massives des droits de l’homme en quelque endroit qu’ils puissent avoir lieu. » La Commission demande en particulier que les mandats des opérations de paix soient mis en pleine adéquation avec les besoins sur le terrain.
Ces recommandations qui sont à l’origine de la doctrine de la Responsabilité de protéger rejoignent celles de la mission d’information parlementaire mais sont loin d’être complètement appliquées, comme on le constate notamment au vu de la paralysie de l’ONU face à de nombreuses crises humanitaires (par exemple en Syrie).
S’agissant de l’analyse de l’échec de l’ONU et de ses États membres lors du génocide, le rapport relève notamment les faits suivants : au début du génocide, l’ONU et ses États membres, surpris par le déroulement catastrophique des évènements, n’envisageaient l’intervention internationale que comme une médiation dans une guerre civile. La priorité était alors donnée, à tort, à l’instauration d’un cessez-le-feu. Ce n’est que fin avril que la nécessité de mettre fin aux massacres a été généralement admise mais, même alors, le dialogue entre les parties a été recherché. La rupture complète avec le gouvernement intérimaire, responsable du génocide, n’est intervenue qu’en juin. La France n’était donc pas seule à faire cette erreur d’analyse. La paralysie de l’ONU résulte aussi du refus par le FPR d’accepter la présence d’une force internationale significative, qui aurait pu le priver des fruits de sa victoire militaire. Enfin, le rapport souligne les effets dévastateurs de la réduction du format de la force des Nations Unies (MINUAR) et de l’insuffisance de son mandat (fondé sur le Chapitre VI de la Charte et ne permettant donc pas l’emploi de la force pour son exécution).
2- Rapport établi par l’OUA, devenue depuis Union africaine (mai 2000)
L’OUA a également publié en mai 2000 un rapport sur le génocide du Rwanda. Ce rapport est sévère pour la France, à laquelle il reproche en particulier son soutien au Président Habyarimana, malgré les violations des droits de l’Homme commises par son régime. Il dénonce par ailleurs un soutien français aux auteurs du génocide lors de l’opération Turquoise. Il semble cependant que ces accusations, presque toujours sans preuve, aient été formulées pour les besoins de la symétrie: le rapport énonce en effet par ailleurs de vives critiques à l’encontre du FPR. Il considère qu’en décidant de lancer une offensive armée au moment où s’amorçait une évolution démocratique du régime du Président Habyarimana, le FPR faisait preuve d’une volonté de s’imposer par la violence au risque de déstabiliser la société rwandaise. Il note à ce propos l’ampleur des mouvements de réfugiés hutus provoqués par les offensives du FPR (1,5 million de personnes). Il relève les violations massives des droits de l’Homme commises par le FPR. Il souligne enfin l’impact des évènements du Burundi voisin où un président démocratiquement élu, Melchior Ndadaye, venait d’être assassiné (en octobre 1993) par des militaires tutsis, qui avaient ensuite déclenché des massacres de Hutus. Le président hutu Cyprien Ntaryamira élu pour lui succéder devait d’ailleurs également trouver la mort dans l’attaque contre l’avion du Président Habyarimana. Il est à noter que les critiques du rapport contre la France sont atténuées par la reconnaissance de faits essentiels : le rôle déterminant des pressions françaises dans l’acceptation par le Président Habyarimana d’un gouvernement de coalition et d’une négociation avec le FPR ; par la suite le sauvetage de Tutsis par Turquoise (le rapport évalue leur nombre à une quinzaine de mille).
3- Bilan des travaux du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR)
Le TPIR, mis en place en novembre 1995, est en train d’achever ses travaux. Toutes ses sentences de première instance ont été rendues. Le TPIR a permis l’inculpation de près de 80 individus et la condamnation des principaux responsables du génocide.
Il est à noter que le TPIR n’a pas pu établir de planification du génocide. On ne peut donc exclure l’hypothèse que le génocide ait été perpétré de manière largement spontanée en réaction à l’assassinat du Président Habyarimana sous l’effet de quatre facteurs : des structures politiques extrêmement centralisées, l’institutionnalisation de la division ethnique, un climat de haine raciste et un contexte de violences armées persistantes, malgré les accords d’Arusha.
4- Instructions des juges Bruguière et Trévidic
Saisie, en août 1997, par la fille d’un des trois membres d’équipage français tués dans l’attentat contre l’avion du Président Habyarimana, la justice française a mis en cause plusieurs hauts responsables du FPR. Dès les premiers mois de son enquête, le juge Jean-Louis Bruguière a adhéré à la thèse selon laquelle le FPR serait responsable de l’attentat en s’appuyant principalement sur des témoignages d’anciens membres de ce mouvement devenus des opposants au Président Paul Kagamé. Il a lancé des mandats d’arrêt contre neuf hauts responsables du FPR ou de l’armée rwandaise. Cette décision a entraîné de graves tensions diplomatiques entre le Rwanda et la France. Lorsque le juge Bruguière quitte ses fonctions, en 2007, l’enquête est reprise par les juges Nathalie Poux et Marc Trévidic. En 2010, ces juges nomment un collège de sept experts pour effectuer une analyse balistique des tirs de missiles qui ont abattu l’avion du Président Habyarimana. L’expertise, rendue publique en janvier 2012, ne permet d’exclure aucune hypothèse quant aux auteurs de l’attentat, qui pourraient être tout aussi bien des extrémistes hutus que des membres du FPR. Cela n’empêche pas un quotidien français de publier à la Une qu’il s’agit d’une conclusion irréfutable ! L’enquête confirme que l’attentat a été commis avec des missiles sol-air SA-16 de fabrication russe en dotation dans l’armée ougandaise. Or les forces du FPR savaient utiliser ces missiles, qu’elles avaient effectivement employés contre l’armée gouvernementale rwandaise. L’armée rwandaise, en revanche, ne disposait pas de missiles sol-air (dont elle n’avait pas besoin puisque le FPR n’utilisait pas d’hélicoptères) et ne comptait pas d’hommes capables de s’en servir.
5- Rapports rwandais
Sans doute pour contrecarrer l’impact de l’enquête du juge Bruguière et mettre en difficulté la France, le gouvernement rwandais a fait établir en novembre 2007 un rapport « sur l’implication de l’État français dans la préparation et l’exécution du génocide perpétré au Rwanda en 1994 ». Ce rapport a été rédigé par une commission qualifiée d’indépendante présidée par Jean de Dieu Mucyo, ancien procureur général, ancien ministre de la justice du Rwanda. Il contient des accusations d’une très grande gravité contre les militaires français, mais parfaitement dépourvues de crédibilité: fichage informatique des Tutsis, tortures, enlèvements, assassinats massifs et systématiques. Il accuse également les forces françaises de Turquoise d’avoir participé à des massacres de Tutsis et les médecins militaires français de s’être livrés à des refus de soins et à des amputations abusives à l’encontre de Tutsis. En conséquence, le rapport demande, par symétrie avec les conclusions du juge Bruguière, l’inculpation des principaux responsables de la politique française à l’égard du Rwanda entre 1990 et 1994.
Il est à noter que le rapport reconnaît que la quasi-totalité des militaires français avait quitté le Rwanda au moment du génocide, ce qui affaiblit fortement la portée de ses accusations.
Un autre rapport, confié à Jean Mutsinzi, ancien président de la Cour suprême du Rwanda et publié en janvier 2010, affirme que l’attentat contre l’avion du Président Habyarimana a été organisé par le colonel Théoneste Bagasora, responsable du génocide et condamné pour ce motif par le TPIR.
6- Enquête des juges espagnols
Le 6 février 2008, Fernando Andreu Merelles, juge d’instruction madrilène au Tribunal de l’Audience Nationale enquêtant sur l’assassinat d’Espagnols membres d’ONG dans les zones “libérées” par le FPR, a délivré un mandat d’arrêt international à l’encontre de 40 militaires, en résumant les objectifs politiques du FPR de la façon suivante dans le texte de son arrêt: “Eliminer le plus grand nombre de personnes de l’ethnie Hutu, principalement dans leur pays d’origine : prendre le pouvoir par la force ; (…) terroriser en premier lieu la population du Rwanda, puis ultérieurement toutes les populations de la région des Grands Lacs, afin d’élargir son aire de puissance, de contrôle et d’influence, et d’envahir la région du Zaïre pour s’approprier ses richesses naturelles”.
7- Intervention de Paul Quilès auprès de Ban Ki-moon, secrétaire général de l’ONU
Le 11 septembre 2008, Paul Quilès s’adressait au Secrétaire général de l’ONU dans une lettre.
« C’est en ayant conscience de la gravité exceptionnelle du génocide perpétré au Rwanda que j’ai créé en 1998 à l’Assemblée nationale française une mission parlementaire d’information sur les enchaînements qui y avaient conduit, sur les faits eux-mêmes et sur les moyens d’empêcher le renouvellement d’une telle tragédie. (….)
D’autres enquêtes ont également cherché à comprendre ce qui avait rendu possible le génocide du Rwanda. (….)
Aux enquêtes des institutions nationales et internationales se sont ajoutés des travaux conduits souvent avec beaucoup de rigueur par des organisations non gouvernementales et des chercheurs. La masse d’informations disponibles sur le génocide du Rwanda, ses causes et ses conséquences est donc considérable, à la mesure de l’émotion qu’il a suscitée dans l’opinion publique mondiale.
Mais le foisonnement de ces enquêtes a une conséquence à mon sens très préoccupante. La multiplicité des travaux publiés risque de donner une image éclatée, peu cohérente des évènements et ce d’autant plus que leurs conclusions sont souvent dissemblables, voire contradictoires.
Des faits mis au jour dans le cadre des procédures judiciaires consécutives au génocide sont en outre susceptibles de remettre en cause certaines conclusions des enquêtes menées jusqu’à présent. (….)
Il me paraît essentiel d’éviter que cette accumulation de faits et cette multiplication d’interprétations contradictoires ne créent la confusion, n’entretiennent des polémiques partisanes et n’amènent en fin de compte l’opinion publique internationale à se désintéresser des immenses tragédies vécues par les peuples du Rwanda et de la République démocratique du Congo.
Nous ne pouvons pas laisser s’installer le scepticisme ou l’indifférence à l’égard de crimes contre l’humanité qui figurent parmi les plus graves de l’histoire contemporaine. (….)
Je vous propose donc de soumettre l’ensemble des travaux conduits jusqu’à présent sur les causes, le déroulement et les conséquences du génocide du Rwanda à l’examen d’une commission constituée de personnalités indépendantes à l’expertise reconnue. Cette commission serait chargée de procéder à l’évaluation de toutes les enquêtes conduites sur l’ensemble de ces évènements, en tenant compte de tous les faits mis à jour dans le cadre des procédures judiciaires auxquelles ils ont donné lieu.
Ainsi pourrait être établie, à l’intention des gouvernements et des opinions, une analyse impartiale et incontestable, qui apporterait, à mon sens, une contribution essentielle aux efforts de réconciliation et de reconstruction dans la région des Grands Lacs. Elle éclairerait utilement les travaux des Nations Unies relatifs à la responsabilité internationale de protéger. »
La réponse du secrétaire général de l’ONU a été malheureusement négative, en s’appuyant sur une argumentation contestable qui considérait que « toute tentative de réexamen des conclusions des commissions et missions d’enquête ne pourrait s’effectuer que sur la base de mandats émanant des organes et institutions à l’origine de leur mise en place »
8- Evolution de la perception internationale du régime rwandais
Le régime rwandais a longtemps bénéficié d’une image très favorable auprès des bailleurs d’aide internationaux. Les incursions de l’armée rwandaise en République démocratique du Congo (alors Zaïre) dans les années qui ont suivi le génocide ont été largement considérées comme des ripostes aux menaces d’agression et de guérilla des responsables hutus du génocide.
Il est apparu par la suite que le Rwanda cherchait à développer une présence dans l’est du Congo pour en exploiter les richesses minières. Ces accusations ont été mieux entendues lorsqu’elles ont été lancées par Laurent-Désiré Kabila, que le pouvoir rwandais avait aidé, avec l’Ouganda, à prendre le pouvoir en 1997.
L’accord de cessez-le-feu signé à Lusaka en juillet 1999 par la RDC, le Zimbabwe, l’Angola, la Namibie d’une part et le Rwanda, l’Ouganda et le Burundi d’autre part pour mettre fin aux guerres du Congo n’a jamais été complètement respecté, malgré le déploiement d’une force des Nations Unies, la MONUC, devenue MONUSCO en 2010. L’est du Congo est toujours en proie à des vagues de violence récurrentes, à des crises humanitaires chroniques et à des violations graves des droits de l’Homme, en particulier des violences sexuelles. Le cycle de violence est entretenu par la présence persistante de groupes armés soutenus notamment par le Rwanda en vue de l’exploitation illégale des ressources minières dans un contexte d’impunité généralisée, d’affrontements ethniques et d’incapacité des forces de sécurité à maintenir l’ordre. L’ingérence du Rwanda, qui appuie le mouvement rebelle M 23, a été condamnée par les États-Unis et de nombreux pays européens (Royaume-Uni, Allemagne, Pays-Bas). Elle l’a également été par le Conseil de sécurité de l’ONU, notamment dans sa résolution 2076 de novembre 2012 qui a fait suite à l’occupation de Goma par le M23 avec l’aide des forces rwandaises.
Globalement, les guerres du Congo, dans lesquelles le régime rwandais porte une lourde responsabilité, ont causé la mort de centaines de milliers de personnes.
Le caractère répressif du régime rwandais a également été dénoncé depuis quelques années. Washington a ainsi condamné le meurtre à Johannesburg, le 31 décembre 2013, de l’ancien chef des services de renseignement extérieur du Rwanda, Patrick Karegeya, devenu un opposant farouche au régime rwandais. Cet assassinat faisait suite à de nombreux autres, notamment celui en 1998 de Seth Sendashonga, ministre de l’Intérieur du premier gouvernement constitué par le FPR après le génocide. Il y a quelques jours, l’Afrique du Sud a expulsé trois « diplomates » rwandais soupçonnés d’être impliqués dans une tentative d’assassinat à l’encontre d’un autre opposant, le général Faustin Kayumba Nyamwasa, ancien chef d’état-major des forces armées rwandaises, membre fondateur du FPR, à qui les autorités sud-africaines ont accordé l’asile politique.
Les opposants au régime qui, à l’intérieur du Rwanda, tentent de participer aux élections ne sont pas épargnés. Victoire Ingabire, qui avait tenté de se présenter à l’élection présidentielle de 2010, a ainsi été condamnée le 13 décembre 2013 à quinze ans de prison ferme. Parmi les chefs d’accusation retenus contre elle, figurait notamment la « minimisation du génocide ». Son procès n’a pas été considéré comme équitable par les organisations de défense des droits de l’Homme.
Amnesty International a pour sa part publié des informations mettant en évidence des cas de détention illégale, de détention au secret, de disparition forcée et de torture au Rwanda.
Conclusion
L’écriture de l’histoire du génocide des Tutsis rwandais a pris plusieurs formes (comme le dit Claudine Vidal): l’écriture judiciaire, celle de Kigali, celle des conspirationnistes, celle des négationnistes ou encore l’écriture compassionnelle.
Est-ce que la vérité des acteurs suffira à se dégager de certaines de ces dérives ? Cela semble d’autant plus compliqué que l’on entend parfois des vérités contradictoires.
Je préfère pour ma part me concentrer sur la vérité des faits, qui est certainement la meilleure façon de lire l’Histoire.
C’est à partir de la somme de ces faits, présentés avec toute l’objectivité possible –ce qui n’est pas toujours évident- que l’on pourra sérieusement appréhender la vérité sur cette énorme tragédie, qui a marqué tout un peuple et qui restera pour ceux qui ne l’ont pas vécue directement une abomination. Je souhaite que ce colloque contribue à cette recherche de la vérité des faits.