La ville de Château-Chinon, fief de François Mitterrand, s’était jumelée en 1963 avec Cortone. Ayant acheté, à cette époque, une vieille ferme délabrée dans les collines avoisinantes et ayant été amené à Cortone par Umberto Marro, vieil aristocrate libéral et intellectuel distingué, je fus mêlé aux différentes manifestations qui célébraient ce jumelage.
La première fois, ce fut à l’occasion d’un échange folklorique entre les deux cités, mais sans la participation de Mitterrand, qui n’était pas encore premier secrétaire du Parti socialiste. C’était pendant les fortes chaleurs de l’été et un spectacle avait été organisé en plein air, dans l’arène installée à l’orée du parc public. Voulant témoigner ma bonne volonté de citoyen français, je pris donc place avec des amis sur les gradins de pierre. La première partie fut consacrée aux danses folkloriques italiennes. Des jeunes gens, filles et garçons, dans l’ensemble beaux et souriants, virevoltèrent avec grâce au son des tarentelles et autres danses locales, et se produirent en un spectacle gracieux et gai.
La deuxième partie fut réservée aux châteaux chinonnais. Hélas ! la moyenne d’âge était de soixante ans et les danseurs étaient recouverts de vieux costumes de musée, qui, à chaque saut, produisaient des nuages de poussière et de naphtaline. Les instruments qui gémissaient étaient des vieilles vielles, qui accompagnaient tristement les danses des sabots de bois. Je n’étais pas très fier de mes concitoyens, auxquels, malgré tout, les Cortonnais firent bon accueil.
Premier secrétaire du Parti socialiste
Quelque temps plus tard, François Mitterrand, étant alors devenu le chef du Parti socialiste, vint pour un week-end à Cortone. Il habitait chez le comte Morra, et un rendez-vous avait été arrangé dans la villa avec quelques notables italiens, dont Bettino Craxi, président également du Parti socialiste italien, futur Premier ministre, et quelques autres notables de gauche italiens.
J’étais invité à les rejoindre avant de participer au dîner offert par le maire dans un restaurant de la ville. J’avais à l’époque une petite Jeep verte, avec laquelle je me présentai à la villa. Je fus immédiatement entouré de carabiniers et de policiers, qui, me prenant pour un touriste, ne me lâchèrent que lorsque Mario, le majordome, leur assura que j’étais bien invité à rejoindre le groupe des personnalités… dans la cuisine, où ils étaient en train de regarder les nouvelles à la télévision.
Puis nous montâmes à Cortone pour participer au banquet offert par le maire. Comme il y avait une délégation de Château-Chinon, je crus bien faire en me présentant à mes concitoyens en vue de partager une table avec eux. Mais, devant leur peu d’intérêt marqué pour ce Français qui habitait « l’étranger », je rejoignis la table principale et me retrouvai près de Mitterrand.
Le dîner fut très long, abondant et ponctué à la fin de discours et d’échanges de dons. Cortone offrit au maire de Château-Chinon des livres d’art et quelques belles reproductions de tableaux.
À son tour Mitterrand présenta son cadeau. Il s’agissait, expliqua-t-il en français, d’une spécialité de Château-Chinon, à savoir une poupée automate. L’interprète italien qui n’avait pas saisi de quoi il s’agissait crut devoir expliquer que c’était « une tomate », en italien « pomodoro », qui avait été spécialement apportée par le maire de Château-Chinon. Quelques sourires furent ébauchés et je demandai à Mitterrand si on devait rectifier, mais il me dit de n’en rien faire.
Puis on introduisit l’objet, qui était, en fait, une très jolie poupée à crinolines, et qui, de plus, relâchait des bulles de savon. Tout se termina fort bien et, lorsque je le raccompagnai à sa voiture, le futur président de la République me complimenta sur le choix que j’avais fait de vivre dans cette belle Toscane.
Président de la République
Une autre fois, j’organisai à Paris une réunion ministérielle du Conseil mondial de l’alimentation. La réunion se tenait au Palais de l’Unesco et fut ouverte par leprésident de la République, François Mitterrand. Après l’ouverture de la séance officielle, je le raccompagnai à sa voiture, et, en lui parlant de Cortone, je lui dis qu’il y avait une très belle exposition sur les Étrusques qui allait s’ouvrir sous peu dans le musée de la ville. Cela ne tomba pas dans l’oreille d’un sourd puisqu’il s’y rendit le week-end suivant.
Avant de se représenter en 1987 à la présidence, il eut l’occasion de se rendre à Cortone. Cette fois je fus chargé par l’une de ses amies, Annie Cohen-Solal, de lui trouver une demeure car il venait en visite privée. Je demandai au comte Franz Passerini, notable local, de bien vouloir accepter de le loger dans sa villa de Pergo, demeure historique qui avait vu passer les troupes napoléoniennes. J’avais demandé, au départ, s’il venait avec une grande suite. On m’avait répondu, seulement avec huit hommes du GIGN, ou sa garde rapprochée.
Les autorités locales ayant été prévenues, nous attendions son arrivée en fin de soirée dans le beau parc de la villa où était prévu pour le soir un petit dîner de huit personnes. Son avion militaire s’était posé à l’aéroport de Grosseto et nous étions avertis par radio de son approche. À sa descente de voiture, il semblait furieux contre Michel Rocard, qui, juste avant son départ, lui avait annoncé son intention de se présenter à son tour à la présidence de la République.
Pendant le dîner, nous parlâmes évidemment d’autres choses. En particulier de la Chine. Il rappela qu’il avait eu l’occasion par deux fois d’être reçu par le président chinois. La première fois, en tant que Premier secrétaire du Parti socialiste, puis, la deuxième fois, en tant que président de la République. Cette fois-ci, il s’étonnait d’avoir été placé à la gauche du président chinois, alors que, la fois précédente, il avait été bien installé à sa droite. La conversation terminée, le président chinois, l’air malicieux, lui dit à travers son interprète : « Vous vous demandiez certainement pourquoi vous étiez ainsi placé, mais, rassurez-vous ce n’était pas pour être désobligeant, mais, étant sourd de l’oreille droite, je suis plus à l’aise si mes invités se trouvent sur ma gauche. »
Le lendemain, alors que nous nous promenions dans les rues de Cortone, il raconta que, lors d’une de ses visites précédentes, au cours d’une fête populaire, on lui demanda de tirer à l’arc. Une cible avait été installée sur la place et le président devait tirer la première flèche. N’ayant jamais auparavant utilisé cette arme il ferma les yeux de peur, tendit son arc et, murmurant une prière, laissa partir sa flèche, qui alla se planter tout droit dans… la cible. Il expliqua ce miracle par le fait que la cible était installée sur la porte de la banque locale et qu’il avait tiré… droit sur le capital.
Dans la rue, on rencontra aussi un vieux touriste français, qui se précipita sur le Président en lui disant : « Cela fait trente ans que je suis socialiste. » Ce à quoi Mitterrand lui répondit : «Très bien monsieur, cela fait beaucoup plus longtemps que moi. » Il s’offrit même un chapeau de paille d’Italie, qu’il repassa quelques minutes plus tard à l’un de ses gardes du corps.
Quelques mois avant sa disparition, le maire de Cortone, Ilio Pasqui, me demanda de l’accompagner au palais de l’Élysée avec une petite délégation de la ville pour faire ses adieux au président, qui, dans le cadre du jumelage de Château-Chinon et de Cortone, avait marqué pendant plus de trente ans son affection pour cette petite ville de Toscane.
Le président nous reçut très aimablement et après les discours d’usage, s’entretint avec tout un chacun autour d’un buffet et d’une coupe de champagne.
Lorsque François Mitterrand mourut, peu de temps après, le maire de Cortone voulut se rendre aux obsèques, mais hésitait entre les cérémonies qui devaient se tenir à Notre-Dame, à Paris, et celles de Jarnac. Il me téléphona dans la nuit et je lui conseillai d’aller plutôt à Château- Chinon, où il serait reconnu et sa présence appréciée, alors qu’à Paris il serait perdu au milieu des chefs d’État et autres dignitaires internationaux. Il suivit mon conseil et je pus ainsi le voir à la télévision, une rose à la main, dans le château chinonnais. La ville de Cortone prit le deuil et donna le nom de l’ancien président à une partie du parterre où il aimait se promener.