Entretien avec Daniel de Busturia, réalisé par Sergio Molina García le 5 mars 2021
Biographie de Daniel de Busturia
Délégué à Bruxelles au Conseil supérieur des chambres de commerce (1969-1978)
Conseiller du ministre des Relations avec les Communautés européennes (1978-1981)
Conseiller de Fernando Abril Martorell, vice-président du gouvernement (1979-1980)
Conseiller du ministre des Affaires étrangères et du président du gouvernement (1981-1982)
- Quelles étaient vos positions et responsabilités politiques en 1981 ?
J’étais, en 1981, conseiller du Président Calvo-Sotelo, ainsi que conseiller du ministre des AAEE José Pedro Perez Llorca et secrétaire adjoint aux relations internationales à l’UCD avec Javier Ruperez
- Quelle connaissance aviez-vous de la politique française actuelle à cette époque ?
Ma connaissance de la France à cette époque était je crois très profonde. J’avais fait mes études universitaires en France entre 1963 et 1968. Aussi bien à la Catho, qu ´a Science Po ou à la Faculté de la rue d´Assas , l´essentiel de mes relations étaient avec des Français.
Puis, avant d’entrer au Ministère pour les relations avec les CCEE en 1978, étant Ministre Leopoldo Calvo Sortelo, j’ai passé dix ans à Bruxelles. Six mois comme stagiaire à la DG III de la Commission et ensuite j´ai ouvert et dirigé entre 1969 et 1978 la délégation auprès des CEE du Conseil des Chambres de Commerce espagnoles. Mes amis étaient essentiellement des Français. Le monde dans lequel j ´évoluait était tous français (des correspondants de presse, fonctionnaires, diplomates etc. Je pourrais ainsi citer Yan l ´Ecotais , Philippe Lemaitre , Jose Fralon , Jean Louis Giraudy….. Nous étions ensemble tous les jours.
Je dois dire aussi que de par ma position ´a Bruxelles je n’étais pas seulement le représentant du lobby économique espagnol auprès des institutions communautaires, mais aussi le délégué auprès de l´Organisation des Chambres de commerce de la CEE dont nous étions un membre associé ayant ainsi des relations étroites avec les organisations françaises. En outre, l’Espagne participait également (de plein droit) à une autre conférence des chambres de commerce, appelée COPEF, qui était le groupe des chambres de commerce du nord de l’Espagne et du sud de la France.
Tout cela m’a permis d’avoir une grande connaissance de la France depuis la fin des années soixante. Et d´avoir un large réseau d´amis et des contacts professionnels
Je n’étais pas le seul membre de l’équipe espagnole de négociation pour la CEE ayant une connaissance approfondie avec la France. Dans l’équipe de négociation, il y avait aussi des diplomates et conseillers qui avaient occupé des postes en France.
La France nous intéressait et nous inquiétait. Les pays voisins n ´ont pas toujours des intérêts communs et dans la perspective de la transition politique espagnole la France était une pièce essentielle mais délicate à saisir.
Ce qui deviendra plus tard le « Plan France » entre 1978 et 1982 ( un modèle de coopération publico – privée dans l ´intérêt national ) a commencé à se former entre les années 1974 – 1975 et á se consolider entre 1976 et 1977. A cette époque, ce n’était pas un Plan promu par le gouvernement, mais sous l ´impulsion des personnes de la Maison du Prince , dont Jose Joaquin Puig de la Bellacasa , des responsables de forces politiques naissantes ou renaissantes dont Joaquin Garrigues , Chimo Muñoz Peyrats , Iñigo Cavero , Ignacio Camuñas Juan Antonio Garcia Diez , des chefs d ´entreprise ou des avocats très compromis avec la démocratie dont Antonio Garrigues , Carlos Ferrer Salat , Nacho Bernar ….Un groupe de travail a commencé à se créer principalement en France par nécessité et proximité et en Belgique en raison du siège des institutions européennes .
Ce groupe de travail fut créé à Paris et à Bruxelles à la fin 1973 pour expliquer en France comment le post Franco se préparait, comment le Prince Juan Carlos avait la volonté de pousser vers la démocratie pleine, malgré les tendances réformistes de Fraga Iribarne ( 5º Proyecto de Reforma Politica ) Le groupe de Paris était dirigée par Christine Chauvet, femme d ´entreprise d ´une grande proximité à l´Espagne qui fut plus tard Ministre dans le Gouvernement présidé par Alain Juppé .
A Bruxelles le groupe se constitua en janvier 1974, après la réunion dite des TRENTE DE BRUXELLES.
Dès le premier instant, nous avions constaté les problèmes qu´une Espagne en transition aurait avec la France : incrédulité dans les propos du Prince ; un certain sentiment de vouloir parrainer l ´après franquisme ; craintes économiques par le déséquilibre mal compris de l’accord Espagne CEE de 1970 ; craintes de concurrence agricole ; manque de collaboration dans la lutte contre l ETA pour éviter que le problème devienne aussi français.
La France avait suivi de très près ce qui allait se passer en Espagne après la mort de Franco et bien avant « le décès « . D’abord par la condition des pays frontaliers et ensuite parce qu’il y avait beaucoup d’entreprises françaises en Espagne qui savaient que de grandes défis et opportunités allaient se jouer sur le territoire espagnol. Aussi en France, les hommes d’affaires et le gouvernement savaient que l’Espagne allait demander son adhésion le plus tôt possible. D´où les craintes
Dès la mort de Franco en novembre 1975 et au cours de l´année 1976, ce groupe déploya une série d’actions discrètes pour contacter avec les forces politiques françaises participant essentiellement celles que plus tard vont créer l’UCD. Le PSOE, après Suresnes 1974, avait de son côté une bonne organisation en Allemagne, en France et en Belgique dont mon ami et ancien collaborateur Joaquin Almunia en faisait partie .
Au Sénat français, un groupe espagnol fut créé au sein du Parti républicain et nous nous réunissons environ tous les 15 jours à la Casa de l´Amerique Latine sur le boulevard Saint Germain (Paris) Antonio Garrigues Walker, Ignacio Camuñas, Iñigo Cavero…et tant d ´autres assistaient à ces réunions. Nous avons ainsi rencontré des hommes politiques français : des sénateurs, des ministres… nous étions là à l’époque de Valéry Giscard d’Estaing. Des notes spécifiques et d´analyse sur la transition étaient rédigées à l´intention du Président de la République. Et des notes au sens inverse étaient rédigées par ce Groupe et destinées à des très proches de la Maison Royale via les Consejo de Camaras.
En d’autres termes, notre connaissance, ma connaissance, de la réalité politique française, mes contacts à Bruxelles aves les media français et les cabinets des Commissaires français, parlementaires , avec des membres du Mouvement Européen , avec Agenor etc étaient très profondes. El elles ont été très utiles pour expliquer la dynamique de la transition y compris organisant des visites discrètes à Madrid de hauts fonctionnaires des Cabinets des commissaires pour rencontrer à Madrid des forces politiques, même avant que, par exemple, le PC ne soit pas reconnu légalement. Tel fut la cas en novembre 1976 de Pierre Duchâteau qui avait été chef de cabinet de Deniau à Bruxelles, et qui était directeur général des relations extérieures à la Commission et qui joua un rôle très important dans la compréhension de la transition. Ou les rencontres avec Rober Jackson du cabiner Soames.
Cette connaissance et contacts sont devenus très importantes quand on commencé à constater les obstacles que Valéry Giscard d’Estaing a commencé à poser depuis qu ´en 1977 l’Espagne présenta sa demande d’adhésion aux Communautés Européennes
Et depuis 1978, au moment où j ´ai quitté Bruxelles pour m´incorporer au cabinet du Ministre Chargé des communautés européennes. Leopoldo Calvo Sotelo, l ´une des compétences que j´ai eu a été celle du suivi et de l´analyse de la politique française. J´ai été après responsable du PLAN FRANCIA promu depuis le ministère avec l´appui logistique de l’ambassade à Paris, des consulats espagnols du sud de la France et de l´organisation des chambres de commerce
- Dans ce cas, vous aviez également une bonne compréhension du déroulement de la campagne électorale française de 1981
Nous avions fait le suivi de toutes les élections françaises. Il y a des nombreux rapports que j’ai rédigé entre 1978 à 1982 sur ce qui se passerait, si Valéry Giscard d’Estaing perdait, s’il gagnait… nous avions parfaitement mesuré chaque scenario sur deux grands questions : l´UE et la collaboration dans la lutte antiterroriste
Nous avions réalisé une étude de plus de 200 pages où nous avions étudié la corrélation des forces qui existaient dans le sud de la France par rapport à la position de l’adhésion de l’Espagne et s’il s’agissait du RPR ou du PCF, pour voir comment nous pourrions “jouer”.
Le Parti Communiste de Georges Marchais et le RPR de Chirac s´y opposaient par des raisons électorales, pas par de questions politiques de principe . Entre le PC et le RPR, dans le sud de la France les différences de vote était très faible et cet élément était très important. Entre un députe PC ou RPR la marge de voix se situaient entre 40 voix et 100 au premier tour. Dès lors capitaliser la CRAINTE DE LA CONCURRENCE ESPAGNOLE dans les vins, les fruits et légumes faisait partie du discours électorale de ces formations.
Il était ainsi très important pour l´Espagne qui deviendrait Président en 1981 , avec quelle majorité et avec quels appuis aux élections qui s´ensuivraient
Je suis allé aux rassemblements politiques de tous les partis. Nous avons fait un voyage de suivi dans tout le sud de la France ; nous avons parlé avec de très proches historiques de François Mitterrand. Nous avions tracé le profil de Mitterrand au millimètre. Nous sommes allés l ¨Ambassadeur Gabriel Ferran et moi à Cognac, pour nous entretenir avec Jean Monnet, pour parler à Souston avec des gens qui connaissaient très bien F. Mitterrand,……. Nous avons fait un rapport exhaustif et détaillé sur F. Mitterrand et sur les risques ou avantages possibles de l’élection du candidat socialiste pour la politique espagnole ultérieure.
Une anecdote : le premier chef du gouvernement à féliciter F. Mitterrand a été Leopoldo Calvo-Sotelo. À 19H 30 j’avais appelé le président [espagnol]: «Président, il faut préparer un télégramme. Mitterrand gagne ». Je connaissais par des sources de l´entourages de deux candidats les prévisions du vote à 19h . Constatant par ailleurs dans la campagne électoral le comportement de Chirac, j’étais certain que la discipline républicaine n´allait pas jouer et que une partie importante de voix de Chirac n´iraient pas sur Giscard au deuxième tour . Et [Calvo-Sotelo] m’a dit : « prépare mes félicitations pour le nouveau président et nous enverrons un télégramme dès huit heures. « Et à huit heures, un télégramme est parti pour Château Chinon où Mitterrand se trouvait. C’est absolument authentique.
Alors connaissions-nous la France ? Oui. Dans mon rapport au Président espagnol j’avais décrit comment les choses pourraient se passer, ce qui pouvait arriver avec Valéry Giscard d’Estaing, sa mésentente avec Jacques Chirac. Et j’ai prédit que les votes de Jacques Chirac n’iraient pas à Valéry Giscard d’Estaing à cause de la mésentente qui existait entre eux. Au second tour, les gens de Chirac ne sont pas allés voter pour Valéry Giscard d’Estaing.
- Quel a été l’impact de la victoire de François Mitterrand pour l’Espagne ?
Pas immédiatement. Pas le lendemain, car le premier gouvernement que François Mitterrand a fait sous la présidence de Pierre Mauroy était un gouvernement PS-PC. Et c’était un gouvernement où certains n’avaient pas encore compris la transition espagnole. De plus, il y avait un ministre de l’Intérieur, Gaston Deferre, qui disait que les gens de l’ETA étaient comme ceux de la résistance française. Et d´ autres contraires á la poursuite des négociations avec l´Espagne par des crainte agricoles.
Mitterrand a commencé à comprendre la gravité de la question de l’ETA pour la démocratie espagnole et s´ est intéressé de près à ce problème chargeant à des proches l´étude du problème. Gaston Deferre quitte en 1984 le ministère de l’Intérieur. Et il est substitué par Pierre Joxe. Une nouvelle étape commence
En 1981-1982 le premier problème de nos relations avec la France était le terrorisme de l’ETA. Le second était l’adhésion de l´Espagne à UE. Avec Giscard. Michel Poniatowski ou Christian Bonet l’entente sur l´ ETA était impossible
L ´arrivée de Mitterrand a eu l´avantage de changer d’interlocuteur sur les deux grands dossiers de nos relations. Valéry Giscard d’Estaing n’était plus l´interlocuteur grâce à Dieu. Adolfo Suarez et Leopoldo Calvo Sotelo n´avaient jamais eu de bonnes relations avec Giscard. Mais Le Gouvernement de Leopoldo Calvo Sotelo n´a pas eu beaucoup de temps, juste 16 mois, pour ouvrir de nouvelles voies d` entente .
La relation avec Mitterrand n ´as pas était non plus simple Souvenions nous des attentats de cette période, des conflits avec les pécheurs du Pays basque ainsi que du blocage des négociations à Bruxelles.
Malgré cela Mitterrand s´est rendu en Espagne en visite officielle mi-juin 1982. Dialogue de sourdes.
Peu d´avances et ambiance très hostile de médias.
En janvier 1983 Pierre Guidoni est nommé Ambassadeur en Espagne
En 1983 nous [UCD]nous avions déjà quitté le gouvernement. Felipe Gonzalez et le PSOE traitaient d´ ouvrir un nouveau dialogue. La société civile en constituant Dialogo , Association d´amitié Espagne France , s´est aussi engagé dans cette voie . Des très proches de Mitterrand dont Roger Patrice Pelat cherchaient à savoir et favorisaient de rencontres discrètes et mêmes des visites au Pays Basque espagnol, pour mieux analyser les problèmes des relations avec l’Espagne, C ´est grâce à mon ami Patrice que jái eu ainsi l´occasion d ´avoir une très longue conversation à très haut niveau dans leur domaine de Sologne á l´automne de 1983.
En 1984 Laurent Fabius devient Premier Ministre et Pierre Joxe Ministre de l ´Intérieur. Le climat commence à changer. En outre, nous étions encore loin des échéances électorales : 1986 pour les législatives et 1988 pour présidentielles. Fenêtre d´opportunité.
Par ailleurs les négociations d’adhésion sont débloquées par le Président lui-même lors ´une réunion à L´Elysée avec les 35 premiers groupes d’entreprises de France la plupart d ´entre elles présentes en Espagne . Lors de cette réunion, les hommes d’affaires ont fait valoir ce qu’ils perdraient si l’Espagne n’entrait pas dans l ´UE et ce qu’ils perdraient si l’Espagne entrait.
Dès 1984, les hommes d´ affaires françaises commencent à préparer l’avenir en Espagne. Ils commencent à prendre position dans de nombreux types d’activités. Et si vous regardez les groupes de grandes entreprises françaises en Espagne entre 1983 et 1986, toutes les grandes entreprises françaises vont être préparées sur le territoire espagnol. Ils connaissaient parfaitement les termes des négociations. Supermarchés, banque, pharmacie, assurances…préparent leurs stratégies
Eh bien oui, avec Mitterrand les choses changent. Des amis m ´ont rapporté que le 23-F, Mitterrand avait pleuré. Mitterrand s’est également bien rendu compte que si la jeune démocratie espagnole n’était pas renforcée, la démocratie espagnole serait en danger.
- Quelle était la relation entre les équipes de François Mitterrand et de Calvo Sotelo?
Le mandat de Leopoldo Calvo-Sotelo a été très court. Mai 1981 octobre 1982. Leopoldo, sachant que l’UCD n ´aurait plus de futur avait dissous les chambres à la fin du mois d ´Aout 1982. Je pense qu’il avait décidé de favoriser même l´arrivée du PSOE au pouvoir comme dernier pas de la transition.
Leopoldo avait bien dit à [Sandro] Pertini lors de la finale de la Coupe du monde de football en juillet 1982 qu’il allait convoquer des élections, auxquelles Pertini lui a demandé : “Est-ce que ce sera pour les gagner ?” et a dit: “non, pour les perdre”
Leopoldo Calvo-Sotelo et François Mitterrand n´ont pas eu ni une mauvaise ni une bonne relation.
Lorsque F. Mitterrand est venu en Espagne en visite officielle en 1982, il y avait eu la veille un incident d ´une frégate française avec un bateau de pêche espagnol.
La Moncloa était très sereine et très sensible. Mais très dure. Sur le fonds. La déclaration de la Zarzuela sur la conversation du Roi d’Espagne avec Mitterrand, a montré des conclusions positives. Si vous lissez la presse du voyage……ou si vous réécoutez la conférence de presse du Président Mitterrand à l´Hotel Palace de Madrid vous pourriez mesurer la tension existante
Je pense que Leopoldo Calvo Sotelo, qui était un homme très cultivé, d ´une humeur très fine, qui parlait très bien français, aurait pu s’entendre avec Mitterrand s’ils avaient eu plus de temps. Malgré les différences idéologiques. Mitterrand était aussi cartésien que Léopoldo . Il aurait très bien connecté avec Mitterrand, mais ils n’ont pas eu le temps.
Leopoldo avait déjà dit à [Sandro] Pertini lors de la Coupe du monde de football 1982 qu’il allait convoquer des élections, auxquelles Pertini lui a demandé : “Est-ce que ce sera pour les gagner ?” et a dit : “non, pour les perdre”.