François Mitterrand, Président de la République française pendant quatorze ans, reçoit aujourd’hui l’hommage de la capitale, pour son rôle, son legs, son empreinte. Oui, François Mitterrand est entré dans l’Histoire par la grande porte. De son vivant.
Décrire son parcours, c’est évoquer d’abord le jeune étudiant charentais qui découvre notre ville, s’imprégnant d’une identité dont la résonance est puissante chez cet esprit rebelle. Peu à peu, sa vie se transforme en destin, signant à elle seule une époque, semblant en épouser la richesse, l’âpreté, les conquêtes mais aussi la complexité.
Telle est l’existence de François Mitterrand, si fascinante pour bon nombre de ses contemporains. Sans doute parce que, dans un rapport exceptionnel au temps, elle mêle goût du défi, conscience du spirituel et sens de l’Etat.
Dans ce cheminement hors du commun, Paris tient une place essentielle. «Comme beaucoup – disait-il – je suis amoureux de Paris. J’ai donc tendance à trouver beau ce que j’y vois. L’amour que j’en ai magnifie à mes yeux bien des choses».
Le «Paris de François Mitterrand», c’est d’abord celui d’un piéton qui déambule dans la cité et trace un itinéraire dont les étapes révèlent une passion jamais démentie pour les livres, l’art, la beauté saisissante de certains sites; les bouquinistes rythment ses balades le long de la Seine, et il goûte quasi religieusement à l’atmosphère des librairies.
Paris, c’est aussi pour lui le bonheur simple de retrouver ses proches autour d’une table, fidèle à des adresses où sa mémoire flotte encore aujourd’hui.
Mais cette ville, c’est surtout le souvenir d’un combat, le lieu où s’écrit une page essentielle de sa vie, de sa lutte pour la liberté.
En mai 1944, avenue Charles-Floquet, où doit se tenir une réunion de son mouvement, le Rassemblement National des Prisonniers de Guerre, François Mitterrand échappe de très peu à la Gestapo. Quelques mois plus tard, la victoire se confond avec ces rues en liesse, ces chants qui fusent, ces étreintes qui renaissent.
Devenu Président de la République, Mitterrand évoque ces moments si intenses, lors de sa visite à l’Hôtel de Ville de Paris: «C’était le 25 août 1944 – dit-il – Depuis quelques jours, Paris avait pris les armes. Le Comité de Libération et le Conseil National de la Résistance avaient fait de l’Hôtel de Ville, après la Préfecture de Police, le symbole, la tête de proue de la France libérée, libérée par elle-même. 25 août, 26 août, j’ai vécu ces jours. Il y a 37 ans, j’étais là…»
Et il n’en est jamais parti.
Car François Mitterrand, ce provincial amoureux des arbres et de la nature, aimait les villes, leurs lignes déstructurées d’où émergent pourtant la logique du passé et la trace des générations successives: «Villes hautes, villes plates – observait-il – le coup de foudre frappe où il veut. Je me mets à l’aise dans mes contradictions. Dans toute ville, je me sens empereur ou architecte…»
Et c’est ici, dans notre cité millénaire, que cette âme de bâtisseur va s’exprimer, donnant à son projet culturel des allures de dessein.
Mitterrand oriente, impulse, arbitre et fait vivre chacun des chantiers majeurs qui rythment l’une des périodes les plus fécondes de notre histoire architecturale.
La Grande Arche, l’Opéra Bastille, la Bibliothèque de France, le site de la Villette et puis le Grand Louvre, ici même, Quai François Mitterrand, du nom de celui qui en fit le premier musée du monde, l’intégrant à un espace enfin libéré.
Le 14 octobre 1988, lors de l’ouverture au public du passage Richelieu et de la Cour Napoléon, le Président de la République évoque «une impression de gravité en même temps que d’émerveillement devant les moyens modernes qui nous ont permis de révéler ces beautés, cette histoire». Des mots où s’entremêlent des thèmes chers à leur auteur, révélant une constance intellectuelle qui touche à l’intimité de sa conscience: le temps qui dépasse les êtres, la création qui les relie, l’héritage du passé qui ne vaut que si l’on veille à l’enrichir par le génie du présent.
Et c’est le même architecte, opiniâtre et inlassable, dont le double septennat va bouleverser le cours de notre démocratie. Celle-ci renoue, le 10 mai 1981, avec un ingrédient essentiel, disparu de son paysage et de ses moeurs: l’alternance. Ce renouveau ouvre la voie à des avancées historiques dans l’évolution de notre droit: l’abolition de la peine de mort, la décentralisation, la réforme des institutions, la libération des ondes. Autant d’actes qui identifient la philosophie d’un homme, son idéalisme pragmatique, sa conception du changement décliné à l’échelle de chaque vie.
Car pour François Mitterrand – selon ses propres termes – «tout être humain dans le mouvement général du progrès, dans l’accession aux merveilles de l’esprit, aux chances du travail, a la possibilité toute simple de s’accomplit lui-même».
Dans cette société modernisée, qui redécouvre l’énergie du pluralisme et la vigueur d’une expression libre, émergeront des réformes de justice sociale aussi emblématiques que la cinquième semaine de congés payés, la retraite à 60 ans, le Revenu minimum d’Insertion ou des droits inédits pour les salariés.
Mais cet héritage, aussi dense soit-il, n’aurait sans doute pas acquis toute sa profondeur s’il ne s’était inscrit dans une dimension où s’affirme à la fois son inspiration humaniste et sa force visionnaire: l’Europe.
En homme libre, Mitterrand est un Européen convaincu, imprégné des enseignements de son propre parcours. Dans son esprit, l’Europe trace le seul chemin qui puisse mener à la paix et au progrès.
Elle est une réponse nécessaire et stimulante aux défis du futur, aux menaces qui demeurent, qu’elles se nomment populisme ou nationalisme.
L’Europe sollicite l’intelligence collective des hommes, leur sens du compromis, leur aspiration à l’Universel.
C’est ainsi que le 8 mai 1995, François Mitterrand prononce à Berlin un discours mémorable en forme de testament: «Demain, – dit-il – il faudra parfaire l’oeuvre accomplie qui n’est pas achevée et ne le sera jamais, d’ailleurs (…) C’est le dernier message que je pourrai laisser. J’ai voulu prendre part, dès les années 1947-1948 au premier rassemblement européen, parce que j’avais été un soldat et parce que j’avais connu la haine autour de moi, parce que je me rendais compte que cette haine devait être moins forte que la nécessité de vivre pour l’Europe et pour les Européens.»
Si ces paroles traduisent la lucidité d’un homme capable de dépasser ses propres blessures, elles révèlent aussi ce désir d’unité qui guidera sans cesse les gestes de François Mitterrand, le citoyen engagé, le leader socialiste, le Chef de l’Etat, dont le goût pour le débat contradictoire se conjuguera toujours avec un attachement viscéral au rassemblement de la nation.
Cher François Mitterrand, aujourd’hui votre nom s’inscrit dans la pléiade de ces rues parisiennes que vous connaissiez bien.
Vous qui croyiez «aux forces de l’esprit», vous saisissez peut-être en cet instant, l’émotion intense que nous ressentons. Ces années qui défilent, ces fragments d’une histoire collective, ces mots que vous apprivoisiez dans des formules qui nous impressionnent encore.
Ces souvenirs, ces sensations, appartiennent désormais à nos vies. Et chacun peut y puiser un éclairage pour le quotidien, un espoir pour l’avenir.
Vous fûtes parfois incompris, souvent décrié, comme l’ont toujours été les grandes figures de la gauche française. Mais, en ce moment si particulier, nous savons que vous tenez votre engagement: aujourd’hui, «vous êtes avec nous».
Avec votre famille, vos proches, vos amis, les représentants de notre diversité démocratique, ceux de nombreux pays étrangers et vos héritiers politiques.
Cher François Mitterrand, je dois au suffrage universel de pouvoir m’exprimer aujourd’hui au nom de tous les Parisiens.
Mais, je veux le faire aussi pour ce que j’ai reçu de vous, comme tant d’autres ici, et vous dire tout simplement, en mon nom, en notre nom, ce que rien ni personne ne pourra jamais altérer: nos sentiments de reconnaissance et d’affection.